Naïma Yahi est une historienne, de nationalité française comme le fut son arrière-grand-père, un cavalier dans l’armée française. Mais elle est aussi algérienne, de par ses origines et son histoire familiale. Comme de milliers de Franco-algériens, elle naquit et grandit dans une ville ouvrière, la concernant à Tourcoing, une ancienne « reine du textile » où travaillaient ses parents. C’est dire si elle connaît leurs vécus et aspirations, espoirs et désillusions, de citoyens français d’origine algérienne. De surcroît, historienne, chercheuse et militante associative, dont les travaux et les actions portent sur l’immigration maghrébine en général et algérienne en particulier (culture, patrimoine, mémoire et sport), elle a le recul nécessaire et assez de clairvoyance pour décortiquer, analyser et expliquer le processus d’« intégration » – apathique et conditionné, parfois franchement rejeté et entravé – des Français d’origine algérienne dans la société française, y compris ceux qui ont honoré et fait rayonner leur pays par leurs succès professionnels éclatants. Pour la Carte Blanche de ce numéro consacré à l’« Apport de l’immigration algérienne à la France », c’était donc normal de penser à elle. Conformément au principe de cette rubrique, l’invité choisit le format éditorial qui lui convient le mieux pour s’exprimer librement. Elle a opté pour un échange à bâtons rompus, question d’économie de temps, mais pas de pertinence et de minutie. Il est restitué dans cet entretien à lire et à relire.
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Propos recueillis par Samir Ghezlaoui
L’immigration algérienne est omniprésente dans les médias français depuis l’indépendance, mais on a l’impression qu’elle est souvent sujette à des représentations caricaturales. N’y a-t-il pas assez de chercheurs spécialisés en France pour en parler plus sérieusement ?
L’intérêt des médias concernant l’immigration en général, et algérienne en particulier car c’est la plus importante, est lié à la mise en avant de cette question dans le débat politique par certains courants politiques. Pour une raison simple. C’est que le poids de la guerre d’Algérie est toujours très pesant, politiquement et idéologiquement, quand on parle des Algériens en France. Malheureusement, même les profils universitaires invités à parler de sujets d’actualité en lien avec l’immigration algérienne sont souvent très portés sur cette séquence historique restreinte. On a très peu pris en charge l’histoire franco-algérienne sur le temps long de la colonisation et encore moins celle de l’immigration algérienne postcoloniale.
Seuls deux grands noms reviennent fréquemment quand en évoque l’histoire de l’immigration algérienne en France : le regretté Abdelmalek Sayad, dont les travaux sur la sociologie de l’immigration ont fait date, et l’historien Benjamin Stora, qui a beaucoup publié sur l’histoire de l’immigration algérienne d’avant et d’après la guerre d’Algérie. Et en fait, on a l’impression qu’hormis ces grands travaux, il y a eu surtout une concentration des chercheurs autour de segments portant sur des groupes mémoriels de la guerre d’Algérie (appelés, populations rapatriées, harkis, acteurs de la guerre, fédération de France, etc.). Parallèlement, il y a aussi une segmentation réelle des représentations.
L’intérêt pour l’objet de recherche que constitue l’immigration algérienne se renouvelle trop lentement à mon goût, du point de vue de l’historiographie. Cependant, il y a quelques exceptions ces dernières années avec l’avènement des travaux de grandes qualités. Je pense notamment aux recherches de Karima Dirèche, d’Emmanuel Blanchard ou, plus récemment, de Paul Max Morin, qui incarnent selon moi l’actualité de la recherche sur l’histoire de l’immigration algérienne en France et ses enjeux de mémoire aujourd’hui. Si on veut travailler sur l’histoire de l’immigration algérienne en France, coloniale et postcoloniale, je pense qu’il y a un océan de travaux encore à produire. Mais la difficulté, à la fois pour nos collègues en France et en Algérie, c’est qu’il n’y a pas de financements suffisants de ces travaux et il n’y a pas de postes dédiés à l’université.
Pensez-vous que cela a impacté globalement l’imaginaire collectif en France en ce qui concerne la perception de l’immigration algérienne postcoloniale ?
En tout cas, disons que c’est un manque de récit pour essayer de la corriger. Mais honnêtement, ça ne changerait rien d’un point de vue médiatique et politique puisque les débats, pourtant franco-français, sur les questions qui touchent ceux qu’on appelle les « Français musulmans » ou « Français d’origine immigrée », bien particulièrement les Franco-algériens, sont délibérément orientés vers des considérations essentiellement identitaires et mémorielles. Ils sont très peu portés sur l’histoire migratoire. Ça ne les intéresse pas vraiment d’analyser ou de comprendre !
On assiste en France à la consécration d’un concept xénophobe, celui de l’« insécurité culturelle ». Ainsi, ses promoteurs vont par exemple écraser l’identité des Français d’origine algérienne par des questions religieuses. Ils étaient réduits à être des « beurs » après l’indépendance, maintenant ils sont redevenus des « musulmans » comme au temps des « Français musulmans d’Algérie ». Ce qui permet de convoquer, pour de mauvaises raisons, la mémoire de la guerre d’Algérie, à laquelle ont participé les immigrés algériens y compris sur le sol français. Les Franco-algériens seraient donc forcément plus loyaux envers l’Algérie qu’envers la France. Le soupçon qui pèse sur la double appartenance hante les fantasmes d’une frange non négligeable de l’appareil politique français.
De fait, quand on parle d’une telle manière de ces Français-là, héritiers de l’immigration algérienne d’avant et d’après indépendance, ce n’est certainement pas pour célébrer leur apport et participation à la construction et le développement de la France depuis plus d’un siècle, ou leur légitime appartenance à la société française. Pendant longtemps, on a refusé la complexité identitaire de ces Français à part entière, mais aussi Algériens qui revendiquent fièrement leur identité algérienne même s’ils sont nés en France sur plusieurs générations. Maintenant, on leur demande carrément une forme d’allégeance identitaire, jusque dans le choix des prénoms de leurs enfants. On n’accepte plus que les origines algériennes, même lointaines, soient manifestes. C’est ça qui enferme le sujet de l’histoire de l’immigration algérienne dans une altérité définitive. Et la recherche ne peut pas grand-chose contre ce récit collectif hémiplégique si on ne lui donne pas les moyens qu’elle mérite.
S’agit-il donc plus d’un entêtement idéologique que d’une méconnaissance de la réalité de l’immigration algérienne en France ?
Si l’on commence à cerner les contours de l’histoire de l’immigration algérienne en France, on ne la considère pas encore comme un parcours d’intégration réussie, loin de là. Il existe une forme de conflictualité « définitive » quand on parle des Français issus de l’immigration algérienne. Il existerait un conflit de « loyauté », dont j’ai parlé tout à l’heure, hérité de la guerre d’Algérie. D’où d’ailleurs l’importance de la poursuite du dialogue franco-algérien sur l’histoire et la mémoire, entre autres pour vider l’abcès identitaire autour de l’immigration algérienne. Celle-ci continue à être pointée du doigt comme un corps étranger à la nation française, comme un ennemi intérieur, comme l’ont été les Algériens de France qui se battaient pour l’indépendance.
Ce qui est problématique parce qu’il s’agit cette fois-ci de citoyens français qui n’ont pas de pays de rechange. Ils sont Français avant tout. Tout en étant heureux et fiers de leurs origines algériennes, ils n’ont pas vocation à aller vivre en Algérie. Le « mythe du retour » s’est effondré au début des années 1980 avec la « génération beur ». Même l’Algérie le reconnaît. Je veux dire, la Constitution algérienne de 1976 invitait tout Algérien qui partait en exil à rentrer dans son pays. Aujourd’hui, ce n’est plus le discours de l’Etat algérien.
On fait mine d’ignorer que cette immigration algérienne est multigénérationnelle. Ce qui veut dire qu’elle ne représente pas un bloc monolithique. Il y a eu plusieurs vagues : ceux qui sont venus en 1914, ceux qui sont venus dans les années 1940, ceux qui sont venus pendant la guerre d’Algérie, ceux qui sont venus dans le cadre d’accords de main d’œuvre après l’indépendance, enfin, bien sûr, ceux qui sont venus durant la décennie noire. On parle d’« âges de l’émigration », comme disait Sayad. Les raisons et les contextes de leur arrivée sont différents. C‘est en cela que la France est malade d’une fièvre identitaire parce qu’elle ne sait pas se regarder dans le miroir et comprendre qu’une part d’elle-même est le produit d’une relation avec cette immigration algérienne, souhaitée et organisée par les dirigeants français dans la majorité des cas, au bénéfice de la France. Et ce, même après l’indépendance de l’Algérie, jusqu’à la fin des Trente Glorieuses…
Mais on assiste ces dernières années à une forme de révisionnisme qui présente l’immigration plutôt comme un « privilège » offert aux Algériens, au point où des personnalités politiques importantes souhaitent que la France dénonce l’accord de 1968. D’où vient cette idée ?
Voilà, quand je vous dis que la guerre d’Algérie n’est pas soldée, c’est une réalité. La perception de l’Algérien en France, au sens sociologique du terme, c’est l’« immigré paradigmatique » comme l’a conceptualisé la sociologue Maryse Tripier. Alors que les flux migratoires venant d’Algérie ne sont pas les plus importants, ce sont les ressortissants algériens qui poseraient problème selon ces politiques, pour des raisons évidentes liées au fait colonial. Ils cristallisent les fantasmes sur les musulmans français ainsi que les angoisses, la xénophobie, voire le racisme, concernant l’immigration. Les stéréotypes et représentations des immigrés algériens font, en effet, que de potentiels candidats à la Présidence de la République nous disent que l’« urgence » pour la France, c’est de revoir les accords de 1968 avec l’Algérie car ils privilégieraient les Algériens par rapport aux autres diasporas !
Bien évidemment, c’est caricatural. Bien évidemment, ce n’est pas fondé quand on se penche sur les droits et les devoirs des ressortissant algériens, et les spécificités algériennes dans le droit au séjour. Ils sont certes avantagés sur certains points, mais ils sont désavantagés sur d’autres. Quoi qu’il en soit, tout ça est le fruit d’une longue histoire commune, d’une relation singulière. Le discours autour de l’accord franco-algérien sous-entend une forme d’animosité et de rejet de l’Algérien qui flatte une partie de l’opinion, qui en a marre de « tous ces Arabes », dimension péjorative de ce label qui englobe également les Algériens à majorité berbère en France.
« Les Algériens ce sont les pires » aurait déclaré l’ancien entraîneur de l’OGC Nice, Christophe Galtier. Le football, voici un domaine bien singulier en France où il n’est pas bon d’être musulman et encore moins algérien. Qu’est-ce que cela vous évoque en tant que chercheuse qui a beaucoup travaillé sur la question du sport et de l’immigration ?
Je ne sais pas si monsieur Galtier a vraiment dit ça (il a été relaxé en décembre 2023 par le tribunal correctionnel de Nice dans l’affaire où il avait été accusé de racisme contre des joueurs noirs et musulmans, particulièrement algériens, ndlr). Mais pour revenir au fond du sujet, il n’a jamais été anodin d’être un footballeur français d’origine algérienne depuis la fameuse équipe du FLN de 1958. Durant les années 1980, les joueurs franco-algériens, qui avaient opté pour la sélection nationale algérienne dont la fameuse génération dorée de 1982, ont eu d’énormes difficultés à jouer en France à cause des quotas de joueurs étrangers dans les équipes du championnat. Ils étaient considérés comme étrangers alors qu’ils étaient Français, nés et formés en France. C’était un vrai imbroglio juridique, à l’image de la relation franco-algérienne. Comme pour les autres domaines, on n’accepte pas la double appartenance de l’identité sportive. Et gare à celui qui affiche publiquement son attachement à ses identités algérienne et musulmane. On a tous vu ce que cela a donné pour Karim Benzema, pourtant l’un des meilleurs joueurs français de l’histoire. Désemparé par son exclusion sportivement injuste de l’équipe de France, il a même insinué en 2019 vouloir changer de nationalité sportive. Même après son retour en équipe de France et son Ballon d’Or de 2022, il a continué à subir les attaques croisées de la droite et de l’extrême droite. C’est plus qu’un malentendu, c’est un contentieux à la fois sportif et historique qui nous ramène à la question identitaire. Est-ce qu’on est réellement Français quand on est d’origine algérienne ? Même Zinédine Zidane, le héros de tout le peuple français en 1998, n’a pas échappé à l’éternel soupçon. Je me souviens des questions qui lui ont été posées lors du match amical France-Algérie de 2001 : Allez-vous jouer une mi-temps avec l’Algérie ? Allez-vous marquer contre votre autre pays ? Cela paraît amusant, mais on doutait quand même de sa loyauté dans un simple match amical de foot car l’équipe en face était l’Algérie !
Tout ça pour dire que le sport n’est pas épargné par les questions idéologiques qui pèsent sur la représentation des Français issus de l’immigration algérienne dans l’espace public. Des personnalités politiques continuent à dire que ce sont des « Français de papiers », qui ne seront jamais de « vrais Français » car ils n’auraient pas la même culture et les mêmes valeurs que les « authentiques Français ». Ces idées d’extrême droite sont en train d’envahir une partie non négligeable de l’opinion publique et de l’échiquier politique français. En tant qu’historienne, je pense qu’il faut changer de récit national et de paradigme. C’est ce que j’ai dit au président Emmanuel Macron, en lui expliquant qu’on devrait défendre une forme d’« identité narrative » qui explique aux enfants pourquoi il y a des Français afro-descendants, des Franco-algériens, des Français qui ont des patronymes d’origine étrangère, etc. Il faut leur faire comprendre que c’est une richesse et non pas un problème pour la société française. Nous devons, en France, arrêter la « racialisation » des rapports sociaux, qui est un legs colonial, et faire société en mettant en commun ces récit d’exil et d’immigration.
Cela ne semble pas être la direction qui a été prise dans la nouvelle loi sur l’immigration, votée par la majorité présidentielle, la droite et l’extrême droite. Que retenez-vous du débat autour de ce texte finalement censuré en grande partie par le Conseil constitutionnel et quel pourrait être concrètement son impact ?
Même si le Conseil constitutionnel a effectivement retoqué les articles les plus durs de la loi immigration, qui voulaient notamment instaurer des formes de préférence nationale, le message est là. La macronie et la droite ont fait un clin d’œil à l’extrême droite et l’ont indirectement flatté auprès de l’opinion publique en allant dans son sens sur de nombreux sujets obsessionnels. Or, il fallait essayer de la disqualifier en déconstruisant ses arguments. Contrairement à ce que ce courant affirme, il n’y a ni déferlement ni envahissement migratoires. Les flux en France, et en Europe plus généralement, sont stables et faibles au regard de ce qui se passe dans les pays du Sud. Si une crise migratoire existe, elle est plutôt Sud-Sud, et non pas Sud-Nord.
Le texte lui-même, tel qu’il a été validé, envoie de mauvais signaux aux étrangers qui vaudraient s’installer en France et dont le pays a vivement besoin dans les secteurs d’emplois sous tension, et dans les domaines où il a absolument intérêt à attirer des compétences et des talents venus d’ailleurs. La France pourrait perdre en attractivité en ce qui concerne les étudiants, les médecins, les ingénieurs, les profils IT, etc., au profit d’autre pays qui les convoitent à cause de la démographie déclinante dans les pays occidentaux. Pas sûr qu’ils voudront venir chez nous quand ils entendent des personnalités politiques dire qu’ils changeraient la Constitution, dès qu’ils en auront la possibilité, pour supprimer ou réduire certains droits aux ressortissants étrangers comme le prévoyait le texte voté au parlement avant sa censure. Au lieu de travailler sur un nouveau contrat social qui donne une place à chacun, quelles que soient son origine, sa confession et son orientation sexuelle, on se dirige au contraire tout droit vers une forme d’acceptabilité des opinions xénophobes, voire racistes. Cela va à l’encontre d’une histoire multiséculaire de la France, l’un des plus grands pays d’immigration au monde de par sa position stratégique en Europe et son passé d’empire colonial.
Le discours étriqué qui refuse d’inclure cette réalité, et tout ce que les populations immigrées ont apporté au pays, en matière de valeurs, de patrimoines et de richesses, se fourvoie également sur la capacité d’une telle loi à stopper le phénomène de l’immigration illégale. Comme si les migrants clandestins qui traversent la mer dans des embarcations de fortune, au péril de leur vie, allaient être dissuadés de le faire car ils risqueraient d’être privés de minima sociaux ! Au final, tout ce qu’on aurait réussi à faire c’est de repousser les compétences étrangères prétendant à l’immigration qui choisiront d’autres pays. Un double échec.
Croyez-vous qu’un jour la composante dominante de la société française regardera en face la réalité de son histoire héritée de la colonisation de l’Algérie ?
Je me pose moi-même cette question. J’ai la quarantaine, je suis franco-algérienne. Mon arrière-grand-père était cavalier dans l’armée française il y a un siècle. Mais, aujourd’hui encore, des gens comme moi sont enjoints maintes fois à prouver qu’ils sont légitimement Français. Depuis quelques années, on constate une radicalisation d’un certain discours, au demeurant présent dans l’espace public depuis l’indépendance algérienne, qui vise à disqualifier les Français d’origine algérienne.
Ceux-là seraient trop musulmans et trop arabo-berbères, ils n’auraient pas les mêmes coutumes que nous, ils ne seraient pas civilisés, etc. Autrement dit, on est toujours dans les mêmes fantasmes du temps colonial. Cette obsession identitaire quand il s’agit des Franco-algériens n’existe pas avec toutes les autres diasporas, du moins pas avec une telle intensité presque « psychiatrique », comme on le voit non seulement sur les réseaux sociaux, mais aussi sur les médias traditionnels, à cause encore une fois de la relation singulière dans l’histoire et la mémoire des deux pays.
Vous l’historienne de la culture, comment expliquez-vous la richesse de l’apport culturel de l’immigration algérienne en France malgré son invisibilisation ?
Je l’explique déjà par la vivacité de l’immigration algérienne et l’intrication culturelle entre les deux pays depuis l’époque coloniale. Il n’y a aucune autre diaspora nationale qui a eu l’opportunité de s’exprimer culturellement en métropole autant que les Algériens aux temps colonial et post-colonial, y compris parmi l’immigration européenne comme les Italiens et les Portugais. Non pas parce qu’ils auraient moins de talent que les écrivains, journalistes, peintres, chanteurs, acteurs, humoristes, etc., d’origine algérienne, mais parce qu’ils sont restés majoritairement en dehors de la sphère culturelle francophone, contrairement aux Franco-algériens et aux Algériens de France dont les aïeuls l’avaient intégré progressivement depuis le début de la colonisation en 1830. Même pour les acteurs francophones de la culture algérienne, qui vivent en Algérie, ils trouvent en la France le principal marché des biens culturels qu’ils exportent.
Kateb Yacine disait que le français était un « butin de guerre ». Ce principe a été appliqué brillamment par plusieurs générations d’écrivains après l’indépendance (Assia Djebar, Rachid Mimouni, Yasmina Khadra, Kaouther Adimi, etc.). Quand on parle de la chanson, les lieux de vie typiques de l’immigration algérienne que représentaient les cafés ont permis l’émergence de la poésie et de la musique de l’exil, qui s’imposeront progressivement dans la variété française, y compris les chansons en arabe et en berbère. Ce n’était pas forcément de la chanson française, mais certainement de la chanson de France. Bien plus tard, après l’indépendance, des artistes, comme Idir et Rachid Taha par exemple, ont réussi à faire un pont entre la chanson française et la chanson algérienne. Le premier va marier la poésie ancestrale kabyle avec la musique folk. Le second va mettre sa patte electro rock dans le raï et le rendra ainsi audible pour un large public occidental. Les artistes d’origine algérienne se distinguent par une grande capacité à se réapproprier la tradition pour en faire un patrimoine universel.
Il faut noter enfin que l’Algérie de l’époque coloniale bénéficiait des grands réseaux français d’édition littéraire et de production musicale, qui avaient des succursales à Alger et dans les autres grandes villes algériennes. Il y avait donc un vrai marché de la culture francophone, qui est resté en grande partie après l’indépendance. Cela a permis de toujours avoir en France, assidument décennie après décennie, des écrivains, des chanteurs et autres professionnels de la culture originaires d’Algérie qui rencontrent de vifs succès auprès du public français.
Paradoxalement, ces Franco-algériens qui réussissent dans le monde la culture sont sous-représentés dans les médias lourds français, au même titre d’ailleurs que les journalistes d’origine algérienne pourtant très nombreux dans la profession. À quoi cela est-il dû ?
Il y a en effet un manque de visibilité des femmes et des hommes de culture d’origine algérienne dans les médias traditionnels français, la radio et la télévision, alors qu’ils s’affirment de plus en plus en nombre dans la littérature, le cinéma, le théâtre, l’humour, la chanson dans ses différents styles et surtout le rap, la peinture, les arts urbains, la création sur les médias sociaux, etc. Même s’ils arrivent à contourner cela grâce aux réseaux sociaux justement, leur sous-représentation dans les médias classiques est une énigme. Mais pour faire simple, cela est sans doute lié à toutes les problématiques évoquées dans notre échange.
Par exemple si on parle de la fiction télévisuelle, en l’espace de quelques années seulement, les plateformes SVOD américaines ont fait mieux que la télévision française, malgré quelques tentatives timides qu’il ne faut pas nier, en matière de représentation des Franco-algériens sur des questions de genre, d’identité, de culture et de rapports complexes à la fois avec la France et l’Algérie. Après, il faut dire aussi que la prise de risque commerciale n’est pas la même et les publics visés ne sont pas les mêmes non plus. D’ailleurs, si on prend la plateforme de France Télévisions (france.tv, ndlr), elle est beaucoup plus audacieuse sur les questions de diversité ethnique que les chaînes télé du groupe.
Pour revenir au deuxième volet de votre question sur la sous-représentation des journalistes d’origine algérienne, on peut généraliser le même constat sur les personnalités politiques et les militants au sein d’organisations de la société civile qui ont le même profil. Il y a un gros problème en termes de prise de parole publique médiatique. Depuis Rachid Arhab en tant que présentateur du JT sur France 2 dans les années 1990, nous avons quand même quelques avancées en termes d’incarnations de grande qualité comme Leila Kaddour-Boudadi qui présente notamment le JT de 13H le week-end sur France 2, mais également Salhia Brakhlia (France Info), Nora Hamadi (Arte/France Culture), Meriem Amellal (France 24), Ali Rebeihi (France Inter), Azzedine Ahmed Chaouch (Public Sénat), Mouloud Achour (Canal+). Cela reste néanmoins assez faible en moyenne, bien que l’on note une accélération récente dans l’espace médiatique.
En 2024, nous n’avons toujours pas réussi, en France, la « normalisation » de la présence des Français d’origine algérienne dans les médias alors qu’ils forment l’une des communautés les plus importantes du pays. C’est d’autant plus problématique quand on sait que les sujets abordés fréquemment, ces dernières années, les concernent directement. En politique, c’est encore plus flagrant. Hormis quelques cas vraiment exceptionnels, les cadres politiques d’origine algérienne sont confinés dans des villes où il y a une forte concentration immigrée comme le 93, où ils sont élus locaux, et parfois députés et sénateurs. En dehors, ils n’ont généralement pas de places importantes dans les appareils politiques ; ou bien quand on leur cède une vraie place c’est souvent fait pour de mauvaises raisons, c’est-à-dire réaffirmer une forme d’intégration à marche forcée qui vise à gommer définitivement les origines et nier les discriminations inhérentes à ce type de discours.
En parlant d’identité, vous avez travaillé aussi sur le patrimoine matériel et immatériel de l’immigration algérienne en France, entre autres les lieux de mémoire. Leur revalorisation pourrait contribuer au processus de transmission dans les familles franco-algériennes. Quels sont les plus importants ?
En ce qui concerne le volet « officiel », il y a le château d’Amboise, où l’émir Abdelkader a été assigné à résidence de 1848 à 1852 ; la nécropole des membres de la smala de l’émir aux îles de Lérins (au large de Cannes, ndlr), déportés à partir de 1843 ; le Pont Saint-Michel pour le 17 octobre 1961 ; etc. Mais je pense surtout aux lieux de mémoire « disqualifiés » parce que populaires : cafés, usines, abris bus, trains, etc. Ils ont un poids symbolique et patrimonial extrêmement fort pour la diaspora algérienne. Dans ce sens, j’ai eu l’occasion de mettre en œuvre une balade urbaine dans le Belleville algérien. Aujourd’hui, quand on parle de Belleville, on le cite comme le « quartier des juifs tunisiens » ou le « quartier chinois », mais c’est précédemment aussi un « quartier algérien ».
Il ne faut pas non plus ignorer la nécessité d’aller au-delà des espaces physiques, et penser le patrimoine immatériel. Par exemple, on doit faire connaître le bidonville de Nanterre même s’il a aujourd’hui disparu. Autre exemple, à Marseille, on peut réactiver la mémoire autour du « raï marseillais », un patrimoine à part entière qui a été effacé. Avec de la bonne volonté, notamment des gouvernements et des sociétés civiles en France et en Algérie, nous pouvons envisager des projets novateurs autour des histoires singulières des ouvriers algériens des houillères du Nord et de la sidérurgie à l’Est, des tirailleurs algériens en Alsace, ou même patrimonialiser les deux buts de Zidane en finale de la Coupe du monde 1998, etc. Tout reste à faire.
Pour conclure, les femmes ont, de tout temps, fait partie de la diaspora algérienne en France. Pourquoi la contribution des femmes à l’histoire de l’immigration d’avant et d’après indépendance a-t-elle été minimisée pour ne pas dire complètement ignorée ?
Effectivement, pendant longtemps, quand on parlait de l’histoire de l’immigration, on mettait en avant une chronologie de faits très masculine car il s’agissait d’évoquer l’immigration ouvrière et militaire d’avant l’indépendance algérienne. Et donc forcément, les femmes passaient inaperçues, y compris sous les radars des statistiques officielles. Cependant, leur rôle était important au tournant des années 1980 avec les combats pour l’égalité et contre le racisme. Elles étaient nombreuses à prendre la parole. Pour ne citer qu’elle, je pense notamment à Samia Messaoudi, militante associative de première heure et journaliste. Elle a, entre autres, beaucoup travaillé sur la mémoire du 17 octobre 1961. C’est plutôt pour cette période-là qu’elles ont été invisibilisées dans les histoires des mouvements sociaux en France. Si on prend la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, les femmes constituaient la moitié des marcheurs, mais elles étaient jusqu’aux quelques dernières années quasiment absentes des commémorations. Elles sont également absentes des récits sur l’immigration en Algérie : la douleur de l’exil, la trajectoire d’intégration, etc. Or, non seulement elles ont accompagné les hommes sur le chemin de la revendication d’égalité – en initiant même des mobilisations contre les crimes racistes des années 1970 et 1980 dont étaient victimes leurs époux, fils, frères et pères –, mais ce sont elles qui étaient les gardiens du temple pour les familles algériennes installées en France. C’est pourquoi, dans mes travaux de recherche, j’ai tenu à réhabiliter leur présence sur la « photo de famille » de l’immigration algérienne et aussi des mouvements sociaux en France pour les droits et contre le racisme.
Par ailleurs, la représentation dans l’espace public politique et médiatique des femmes algériennes, comme maghrébines d’une manière générale, présente une anomalie à un autre niveau. D’un côté, elles sont hypersexualisées à travers le mot « beurette », clairement raciste, il faut le dire. De l’autre, elles ont toujours été l’enjeu de récupération en ce qui concerne celles qui étaient engagées dans des combats pour l’émancipation de la femme d’origine maghrébine. Certains courants politiques faisaient tout pour les mettre en avant par reflexe idéologique visant à discréditer les hommes d’origine maghrébine, particulièrement les « fiers » Algériens, et les montrer comme les pires machistes de France en raison de leurs culture et religion.
Ça a plutôt bien marché car jusqu’au début des années 2000, l’opinion croyait majoritairement que la misogynie était le seul fait de l’immigration maghrébine et de son patriarcat. Et qu’il fallait les en libérer pour garantir à travers elles une meilleure intégration des enfants d’immigrés. « La beurette est l’avenir du beur », disait-on dans les années 1980. Mais durant ces deux dernières décennies, un sujet en particulier attise l’hystérie des mêmes courants politiques, en l’occurrence celui des femmes voilées, forcément soumises selon eux.
Ces deux représentations enferment et caricaturent les femmes issues de l’immigration maghrébine. Elles sont aussi pointées du doigt dans l’imaginaire collectif et sommées de choisir un camp. Alors, ils nous restent à poursuivre notre travail de récit historique et mémoriel sur l’histoire de l’immigration algérienne en France pour répondre au défi que constitue l’acceptation pleine et entière de nos concitoyens héritiers de l’immigration algérienne en France.
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