Sidi Bemol, de son vrai nom Hocine Boukella, est un artiste complet. Dessinateur et graphiste de talent, parolier et musicien de génie, interprète de rock arabo-berbère et producteur d’une musique plurielle, le chanteur algérien de 67 ans a plusieurs cordes à son arc. C’est le moins qu’on puisse dire. Installé en France depuis les années quatre-vingt, il est surtout l’un des piliers des « Quarante Glorieuses » du rock franco-algérien (1970-2000), aux côtés notamment des Abranis, Carte de séjour et Zebda. Dans cet entretien, nous faisons avec lui un petit « bilan de compétences » à l’occasion de ses 30 ans de scène et les 20 ans de son label CSB Prod.
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Propos recueillis par Samir Ghezlaoui
« Mon prochain album s’intitulera Guellal Montréal et il aura une orchestration sobre : de la percussion et des guitares. J’y reprendrai des textes de poésie amérindienne. »
Votre public vous connaît comme Sidi Bemol l’artiste et moins comme Hocine Boukella le producteur de musique. Comment êtes-vous arrivé dans ce métier ?
Mon premier album Cheikh Sidi Bemol a été produit par le label Samarkand en 1998. Mais pour mon deuxième album, El Bandi, sorti en 2003, nous n’avions pas réussi à trouver un producteur. Donc, nous l’avons fait nous-même dans un studio rudimentaire, installé dans les locaux de l’Association L’Usine, à Arcueil, un collectif d’artistes algériens et français qu’on avait créé en 1997 et qui regroupait des chanteurs, musiciens, poètes, peintres, dessinateurs, producteurs de spectacles et de disques, etc. C’était ça les débuts de Sidi Bémol, une carrière professionnelle qui a commencé péniblement et sur le tard. Afin de ne pas subir les mêmes problèmes de production et de commercialisation avec les albums suivants, j’ai créé mon propre label en 2004 : CSB Productions. Et ce, en sachant que l’album El Bandi a eu un bon succès en France. En Algérie, on peut dire même qu’il a cartonné.
C’est ça qui vous a encouragé à poursuivre dans la production musicale ?
Oui. Le label ne s’est pas juste limité à produire mon propre groupe. Il a servi rapidement à la production des albums de copains qui venaient répéter à L’Usine. Cela nous a permis de régler le problème avec les producteurs et les labels à la source. On s’est dit qu’il valait mieux maîtriser et faire les choses nous-même. Ce qui signifiait aussi faire une musique qui nous plaisait. Puis, nous avons enregistré d’autres groupes : Zerda, Azenzar, Zalamite, etc. Pour mon groupe, cette expérience a été très importante car au-delà du côté purement artistique de la musique, elle nous a permis d’en maîtriser les rouages administratifs et financiers. Ce qui nous a aidé dans la gestion de notre carrière en montant des projets pour nous-même et pour d’autres artistes. On a fait du rock, du blues, du chaâbi, du kabyle, du chaoui, du celtique, etc. Franchement, au départ, c’était pour répondre à un besoin ponctuel. On s’était dit qu’on allait faire un ou deux albums, mais finalement ça fait 20 ans que ça dure…
Un bel âge à fêter. Qu’avez-vous prévu à cette occasion ?
Nous avons déjà commencé un riche programme de concerts depuis janvier dernier. Il y a eu trois soirées au Studio de l’Ermitage (Paris, 20e, ndlr) avec des shows différents : un ciné-concert de L’Attirail, le spectacle « Fat Man’s Bar Songs » et le spectacle « Sidi Bemol, 20 ans 20 titres ». Nous allons enchaîner avec une nouvelle date le 23 mars prochain, toujours au Studio de l’Ermitage. C’est une soirée très spéciale car les 20 morceaux qui seront joués ont été sélectionnés par notre public par vote en ligne.
Pas de date en Algérie où l’on ne vous a pas vu depuis quelque temps ?
Aucune pour l’instant, à mon grand regret. On est tributaire des organisateurs de spectacles là-bas. Et ça fait un moment qu’on ne nous appelle plus. J’espère que ça va changer dans les quelques mois à venir.
Pour revenir au label, êtes-vous satisfait de cet aspect de votre carrière en sachant que c’est un métier à part et compliqué ?
Globalement, je suis content. On en est à 24 albums produits en 20 ans. Il y a de quoi être satisfait. Dans le lot, il y a une dizaine d’albums de Sidi Bemol. Le reste concerne des artistes venant d’univers très différents. C’est une fierté personnelle que notre label soit pluriel, ouvert à toutes et à tous : L’Attirail, un groupe de musique instrumentale français ; Abou Diarra, un bluesman malien ; Electro Bamako, un groupe franco-malien ; Maria Teresa, une chanteuse portugaise de fado ; Guappecarto, un groupe italien ; Iwal, un jeune groupe algérien formé par un couple chaoui. Pour moi, autant de diversité, c’est déjà une réussite. Ce qui est dû à un travail collectif. Heureusement, je ne suis pas tout seul dans le label. J’ai la chance de collaborer avec une gestionnaire vraiment rigoureuse, qui est Ira Wizenberg. C’est elle la vraie patronne de CSB Prod, qui s’occupe habituellement de tous les aspects administratifs et financiers. Même si je l’aide un peu plus maintenant afin de lui laisser du temps à sa propre activité artistique en tant que réalisatrice de vidéoclips, mon rôle dans le label se focalise essentiellement sur la création artistique et la production musicale.
Est-ce qu’il y a des projets en cours que vous produisez ?
Nous venons de produire un clip, réalisé par Ira justement, avec Nesrine Chimouni et Fayssal Achoura, du groupe Iwal. C’est le clip de la chanson Ac’hal (amour en chaoui, sortie le 14 février, ndlr). Le titre est extrait de leur premier album Hamghart (la vieille ou l’ancienne en chaoui, ndlr), que nous avons publié en 2022. Ils sont en France actuellement et ils préparent de belles nouveautés pour leurs fans. Sinon, je travaille principalement sur mon prochain album.
Pouvez-vous nous en dire plus ?
Mon prochain album s’intitulera Guellal Montréal et il aura une orchestration sobre : de la percussion et des guitares. J’y reprendrai des textes de poésie amérindienne. Au cours de l’un de mes sept voyages au Canada, j’ai découvert par hasard ce patrimoine culturel mondial qui m’a tout de suite inspiré. J’ai donc acheté des livres de quelques poètes autochtones, notamment Joséphine Bacon et Natasha Kanapé Fontaine. Avec la lecture, je me suis amusé à traduire des passages en kabyle, puis à les reprendre en français tout en les adaptant au contexte algérien. Au final, je me suis retrouvé avec une dizaine de chansons prêtes pour le studio d’enregistrement. Elles composeront ainsi l’album que je suis en train de finir, dont la date de sortie est prévue pour fin 2024, à l’occasion des 30 ans de mon groupe.
Cheikh Sidi Bémol est si jeune que ça ?
En fait, personnellement j’ai pratiqué la musique longtemps en amateur et je suis devenu professionnel vraiment très tard, à l’âge de 40 ans, après la création du groupe Cheikh Sidi Bémol en 1994, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Donc, effectivement fêtons seulement nos 30 ans de carrière ! Au départ, ça ne m’avait jamais vraiment effleuré l’esprit de devenir artiste professionnel. Toutefois, à mes heures perdues, je faisais du dessin et j’écrivais des chansons en pensant pouvoir trouver un chanteur qui accepterait de les interpréter. Faisant des études de biologie marine en Algérie, je ne pensais pas embrasser un jour la carrière d’un chanteur. En 1985, j’ai même entamé une thèse de doctorat en France, à l’Université de Jussieu (Paris), que j’ai abandonné après octobre 1988. À partir de là, je me suis consacré au dessin. J’ai réalisé des affiches pour des festivals, des pochettes d’albums, des dessins de presse, etc. Puis, à la musique aussi, en participant à quelques festivals, des animations, des mariages. À partir du début des années 1990, j’ai commencé à faire de la scène plus sérieusement, des concerts à droite et à gauche. Mais pour pouvoir percer dans la musique et être un professionnel qui vit de son art, il fallait vraiment cravacher et être persévérant, beaucoup travailler ! Pendant près de dix ans, c’était très dur pour moi, la disette. Finalement, ça a commencé à marcher dès la sortie du premier album. Aujourd’hui, la discographie du groupe est riche d’une dizaine d’albums, sur lesquels ont travaillé successivement une quarantaine de musiciens ayant fait partie de l’équipe Cheikh Sidi Bemol.
Ce qui vous a permis d’explorer divers styles musicaux, même si CSB est considéré comme un groupe de rock. Est-ce voulu de votre part ?
Oui, parce que j’aime beaucoup de styles musicaux différents, en vérité j’aime toutes les musiques. Ce qui m’intéresse, c’est vraiment de faire à chaque fois des fusions, des mélanges, entre le rock, les musiques algériennes et celles du monde : celtique, indienne, etc. Même quand on prend par exemple mon répertoire en kabyle, c’est très varié. Il y a une grande différence entre les Chants Marins Kabyles (2007 et 2012), inspirés du patrimoine traditionnel berbère, et le conte musical L’Odyssée de Fulay (2017), dominé par la musique baroque. Pareil, le projet Paris Alger Bouzeguène (2010) se distingue des autres car c’est le résultat d’un mélange rythmé entre le folklore kabyle et la musique celtique. Je me suis inspiré de mon expérience au sein du groupe Thalweg, à l’époque de L’Usine, où nous faisions de la musique celto-maghrébine très festive. Pour la chanson Boudjeghlellou, j’ai même fait un beau duo, dont je suis particulièrement fier, avec Karim Abranis (fondateur du groupe mythique de rock kabyle Les Abranis, ndlr).
En parlant des « anciens » de la chanson algérienne et celle de l’exil en particulier, mis à part de rares exceptions comme par exemple les feats de Cheb Mami avec Soolking et de Takfarinas avec Numidia Lezoul, pourquoi êtes-vous réticents à s’ouvrir vers la nouvelle génération pour toucher le public des médias sociaux ?
C’est vrai, vous avez raison sur ce constat. Je pense que cela est lié au fait que ce n’est pas dans l’ADN des artistes de ma génération. Pour ma part, ce n’est pas de la réticence mais je suis plutôt réservé. Mais si on me sollicite pour un projet sérieux, je ne dirai pas non. Je prépare d’ailleurs un spectacle avec Tanina Cheriet, la fille du regretté Idir. Il aura lieu à l’Alhambra de Genève, le 2 mai prochain. En effet, les nouveaux médias permettent une transmission intergénérationnelle. Des milliers de jeunes, et de moins jeunes d’ailleurs, qui ne connaissent pas forcément un artiste et son style musical peuvent le découvrir et l’apprécier à partir d’une simple vidéo sur YouTube.
Qui est Sidi Bemol ?
Hocine Boukella, futur Sidi Bemol, naît à Alger en 1957. Il grandit dans le quartier de Belcourt (actuel Belouizdad). Dans les années 1980, il étudie la biologie marine à l’université des sciences et de la technologie de Bab Ezzouar, tout en taquinant la guitare et la plume. Il évolue dans les milieux underground où les musiques maghrébines novatrices sont en gestation ; il réalise ses premières bandes dessinées, mais ses planches sont clouées au pilori par une censure frileuse. En 1985, il débarque à Paris pour un doctorat de génétique des populations mais en 1988, après les manifestations d’octobre à Alger, il décide de quitter le monde de la science pour se consacrer à l’art. Il publie des dessins de presse dans diverses revues en France et en Algérie, il dessine des affiches, des pochettes d’albums, il participe à des expositions et il multiplie les petits boulots. Avec des compagnons de galère, il monte un groupe de rock, en 1994, qui « fait plus de chantiers que de concerts ». Il a des problèmes de papiers et connaît une éprouvante période de « clandestinité ». En 1997, il crée et dirige l’Association L’Usine à Arcueil, avec des amis artistes, la plupart algériens fraîchement débarqués. Ce collectif occupe et gère un immeuble transformé en locaux de répétition et enregistrement, et en ateliers de graphistes. Le lieu devient vite un point de ralliement incontournable pour la scène algérienne de paris, et un laboratoire de création artistique où mûriront de nombreuses expériences musicales des années 2000 : Orchestre National de Barbès, Gaâda Diwane de Bechar, Mad in Paris, Raï Kum, Thalweg, etc.
En 1998, il sort enfin son premier album : Cheikh Sidi Bemol, titre qui reprend le nom de son groupe. C’est un mélange inimitable de musiques traditionnelles et de guitares électriques. Ses albums El Bandi (2003) et Gourbi Rock (2008) connaîtront un beau succès en Algérie. Il a aussi enregistré un album live au festival Bledstock : Live à Alger (2000). Ces premiers disques marquent par l’originalité d’un style nouveau, mêlant blues, rock et musiques du terroir (gnawi, chaâbi, kabyle, etc.) en une synthèse tonique et bourrée d’humour.
En 2007, l’aventure L’Usine prend fin et Sidi Bemol se consacre pleinement à CSB Productions, un label qu’il avait créé, en 2004. Une nouvelle période commence, celle de l’expérimentation tous azimuts. Avec la complicité du poète kabyle Ameziane Kezzar, Hocine Boukella revisite des chants marins glanés aux quatre coins du globe pour les adapter en kabyle. Deux albums Izlan Ibahriyen (ou Chants marins kabyles) sont publiés : vol. I (2007) et vol. II (2012). En 2010, il retourne sur les terres de la musique celtique qu’il avait déjà explorées avec Thalweg dix ans plus tôt et qu’il mixe joyeusement avec les airs kabyles, chaâbis et chaouis dans un album hommage aux trois villes qui l’ont nourri culturellement : Paris Alger Bouzeguène, la troisième étant la ville d’origine de ses parents en Kabylie. En 2014, il réunit des jeunes jazzmen avec des musiciens gitans du Rajasthan pour enregistrer l’album Afya. En 2017, il crée au Théâtre Antoine Vitez, un conte musical intitulé L’Odyssée de Fulay, spectacle à mi-chemin entre théâtre et concert, mis en scène par Ken Higelin.
Son dernier album en date Chouf ! (2020), dont le titre signifie « regarde » en arabe dialectal, est dédié à la révolution du sourire, le Hirak, et à la jeunesse algérienne. Sidi Bemol retourne à ses premières amours : les rythmiques traditionnelles colorées de blues et de rock. Actuellement, il prépare un nouvel album Guellal Montréal, à paraître fin 2024. Par ailleurs, Hocine Boukella n’a jamais cessé son travail de dessinateur. Il a publié plusieurs recueils de dessins et ses œuvres sont visibles sur son blog : Le Zembrek.
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