Le journaliste et écrivain franco-américain Ted Morgan est décédé, le 13 décembre dernier, à New-York à l’âge de 91 ans. Auteur prolifique et grand reporter réputé, il a notamment publié en 2006 un livre-témoignage sur la bataille d’Alger : My Battle of Algiers (traduit en français chez Tallandier, 2016).
Né à Genève sous le nom de Sanche de Gramont, en mars 1932, d’une vieille famille de la noblesse française, l’enfant suit son père, attaché militaire à l’ambassade de France à Washington en 1937. Son père, qui a rejoint la France libre en 1940 dans l’escadrille Lorraine de la Royale Air Force (RAF), meurt en 1943 lors d’un crash au-dessus de Cologne (Allemagne). Avec sa mère, Mariette Negroponte, née en Grèce, il s’installe aux Etats-Unis après la guerre. Il mène cependant ses études secondaires à Paris au lycée Janson-de-Sailly. Reparti ensuite aux USA, il a été diplômé de journalisme à l’issue de ses études à la prestigieuse université de Yale.
À l’âge de 23 ans, il est appelé à passer son service militaire en France. « J’ai pensé d’abord à refuser », expliquait-il, mais il a finalement accepté. Entre 1955 et 1957, il est envoyé en Algérie avec le grade de sous-lieutenant. Le futur prix Pulitzer du Reportage local (1961), s’est nourri de son expérience algérienne, singulièrement sa participation à la Bataille d’Alger, pour le reste de sa carrière. Il évoquera plus tard une « tragédie marquante à jamais », lui qui sera le biographe de deux chefs vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, Winston Churchill et Franklin Roosevelt, et de grands noms de la littérature anglo-saxonne comme Somerset Maugham ou Williams Burroughs.
De journaliste à officier de la propagande coloniale
Le sous-lieutenant de Gramont prend ses fonctions en Algérie en tant que chef de section dans un régiment d’infanterie de tirailleurs sénégalais à Médéa. Puis, au cœur de la Bataille d’Alger, entre janvier et octobre 1957, il est officier de renseignement et rédacteur de l’organe de propagande Réalités Algériennes, poste qu’il occupe dans la capitale algérienne depuis fin 1956. Il était aux premières loges de cette phase importante de la guerre d’Algérie.
Malgré sa qualité d’acteur des événements, la neutralité se dégage de son écrit en utilisant un style de reportage ne passant rien sous silence, y compris quand il se retrouve lui-même impliqué dans des crimes de guerre. Ce qui a donné une importance capitale à son témoignage, qu’il n’a jugé utile de livrer qu’à l’âge de 74 ans et l’adresser presque exclusivement au public américain, refusant pendant 10 ans que son livre soit traduit en français. Marqué par la violence de ce qu’il a appelé « une guerre si vile », surtout l’usage de la torture, il renonça définitivement à son identité de naissance pour choisir un nom américain, Ted Morgan, à la fin de son service militaire et son retour aux États-Unis, une manière d’effacer son passé français lié à la guerre d’Algérie.
En mars 2016, après avoir convaincu l’auteur, le journaliste français Alfred de Montesquiou, prix Albert-Londres 2012, a publié une traduction et une adaptation en français avec les Éditions Tallandier. « Bien que plongé au cœur de l’action, il se place comme un spectateur un brin ironique. Ni d’un bord, ni de l’autre, ni pro, ni anticolonialiste, ni tout à fait français, ni vraiment américain. Il parvient à pénétrer tous les cercles, recueille toutes les confidences et les restitue sans rien censurer », écrit le traducteur dans la préface. Dans son avant-propos, Ted Morgan note : « C’est un témoignage sur la guerre, telle que je l’ai vécue. Je n’ai voulu faire œuvre de journaliste qu’au minimum, pour recouper et vérifier a posteriori certaines informations. En grande partie ce que je raconte ici ce sont les événements auxquels j’ai assisté. […] Au soir de ma vie, je livre ce témoignage sur une guerre qui conserve de grandes parts d’ombre ».
Graves accusations contre Yacef Saâdi !
Il raconta sans concession des « faits de barbarie dans une situation de terrorisme et de contre-terrorisme ». « J’étais horrifié », écrit-il. Il n’a pas hésité à raconter comment il a lui-même tué un prisonnier sans défense, en le frappant lors d’un interrogatoire, même s’il n’avait pas forcément envie de lui donner la mort. « Cela m’a traumatisé pour la vie », a-t-il avoué. Ce témoignage de première main, au cœur même du système militaire colonial, a confirmé l’usage généralisé de la torture. Cela dit, le récit de Ted Morgan reste celui d’un ancien appelé français loin d’avoir une sympathie pour le FLN et les révolutionnaires algériens. Pour lui, « la violence du FLN et de l’armée française se valent ».
C’est donc plus le regard d’un journaliste américain engagé dans une guerre qui ne serait pas la sienne. En effet, son ton est cru et rien n’est sacré pour lui, tout est bon à dire sans aucun filtre, contrairement par exemple aux historiens qui choisissent souvent de passer sous silence certain détails ou de taire des noms quand les acteurs sont vivants pour ne pas les embarrasser. Il affirme alors que plusieurs chefs du FLN algérois ont livré leurs camarades aux militaires français, sous la torture ou pour éviter d’être torturés. Il cite surtout le chef historique du FLN dans la Casbah, Yacef Saâdi, qui aurait selon lui « dénoncé son lieutenant principal, Ali La Pointe ». Comme d’autres acteurs historiques, Saâdi a contesté cette version des faits et il a porté plainte contre Morgan en octobre 2016.
Quoiqu’il en soit, le livre Ma bataille d’Alger mérite d’être lu ou relu ne serait-ce que pour mettre en perspectives toutes les informations sur les coulisses d’Alger en guerre, agrémentées de détails très personnels de l’auteur, qui permettent de comprendre l’état d’esprit où se trouvaient certains appelés de l’armée française participant à la guerre d’Algérie sans grande conviction.