Dans cet entretien fleuve avec l’historien Guy Pervillé* autour des accords d’Évian, on aborde leur contexte, mise en application et conséquences, à court, moyen et long termes, du côté français. L’auteur du livre Les accords d’Évian (1962) : Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-2012) nous a livré une analyse exhaustive et sans ambages, tout en ponctuant l’échange par plusieurs références bibliographiques. Nous avons aussi abordé longuement le lien qui peut exister entre ces accords et celui de 1968, sujet que nous publions sous forme d’article en annexe de l’interview.
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Propos recueillis par Samir Ghezlaoui
Pouvez-vous nous donner un aperçu du contexte historique, notamment en France, qui a conduit le général de Gaulle à chercher des négociations avec les indépendantistes algériens ?
Le général de Gaulle avait attaché son nom à la défense de la souveraineté de la France sur son empire colonial depuis son appel du 18 juin 1940, et lancé en 1944 la préparation d’un vaste plan de réformes politiques, économiques et sociales en faveur de la population musulmane pour élever ses conditions d’existence à égalité avec celles des populations françaises d’Algérie et de France métropolitaine. Durant les débats de 1947 sur le nouveau Statut de l’Algérie, il avait pris position en sa qualité de leader du Rassemblement du peuple français (RPF) pour le maintien inconditionnel de la souveraineté français sur l’Algérie.
Mais quand éclata l’insurrection du 1er novembre 1954, menée par le Front de libération nationale (FLN) et l’Armée de libération nationale (ALN), il s’était déjà retiré de la politique active depuis deux ans, et dans sa dernière déclaration publique avant une retraite qu’il déclarait définitive, le 30 juin 1955 à Paris, il avait recommandé de « substituer partout l’association à la domination », une association définie soit comme « un lien de nature fédérale entre États » (entre la Tunisie ou le Maroc et la France), soit comme « une intégration dans une communauté plus large que la France » (cas de l’Algérie). Or l’association était, selon les experts en politique coloniale, une politique opposée par son réalisme aux illusions de l’assimilation. Faire de l’intégration de l’Algérie « dans une communauté plus large que la France » un cas particulier de la politique d’association appliquée en Tunisie et au Maroc, ce n’était pas la même chose que de préconiser son intégration dans la France, en tant que nouvelle province française, comme le faisait au même moment le gouverneur général Jacques Soustelle. On pouvait dès lors comprendre que l’Algérie ne devrait plus être assimilée à la métropole, mais qu’elle devrait être considérée comme les autres « territoires d’outre-mer » que le Général avait proposé d’associer à la France dans une « communauté de forme fédérale ».
Le Général ne croyait plus à la possibilité de garder une Algérie française, mais il ne pouvait pas se permettre de le dire publiquement. Quand il fut rappelé au pouvoir en 1958, il masqua sa pensée en s’écriant « Je vous ai compris ! » et « Vive l’Algérie… française ! ».
Mais il avait ensuite formulé son scepticisme sur la capacité du régime de la IVe République à garder l’Algérie française : « Il continuerait d’user, écrit-il, des hommes de grande valeur : ministres, gouverneurs, résidents, sans parvenir à leur donner et à leur maintenir la mission, l’appui, les moyens nécessaires à la réussite, de pencher alternativement vers la répression ou vers la concession sans que la question essentielle soit jamais tranchée au fond ». Et de prévoir même les circonstances qui allaient la conduire à sa perte : « Le pire serait que l’inconsistance organique du système l’amène, peu à peu, à se tourner vers le dehors, à prendre les autres comme témoins, c’est-à-dire bientôt comme arbitres, à invoquer auprès d’eux une solidarité, qui dans ce domaine n’existe absolument pas, mais au nom de laquelle eux-mêmes réclameraient un droit de regard. Après quoi, d’étape en étape, les divers territoires de l’Afrique du Nord risqueraient fort d’être soustraits à l’Union française, pour arborer, en dehors d’elle, des formules fictives d’indépendance. »[1]. Ainsi, De Gaulle avait prévu les grandes lignes des trois dernières années de la IVe République, jusqu’aux « bons offices » anglo-américains dont la menace allait être à l’origine du 13 mai 1958. Et même l’échec à court terme de son ancien compagnon Jacques Soustelle dans sa mission de gouverneur général de l’Algérie, que celui-ci avait pourtant acceptée avec son accord formel en février 1955.
Mais seuls quelques initiés savaient ce que le Général envisageait de faire si les circonstances devaient le ramener au pouvoir. Or dès février 1955, il l’avait confié à son fidèle ami Edmond Michelet : « Le Général, sans une ombre d’hésitation, m’a dit : ‘‘L’Algérie ? Perdue. Finie.’’ Ainsi, dès ce moment-là, il avait le sentiment que l’Algérie serait indépendante. Il a peut-être essayé, après son retour, de ménager des transitions, de préparer une étape moins dramatique que celle que nous avons connue, mais il est certain que trois ou quatre mois après le début de l’insurrection (…) le Général considérait que l’Algérie était pratiquement perdue »[2]. Et d’ajouter à Louis Terrenoire, le 18 mai 1955 : « Nous sommes en présence d’un mouvement général dans le monde, d’une vague qui emporte tous les peuples vers l’émancipation. Il y a des imbéciles qui ne veulent pas le comprendre ; ce n’est pas la peine de leur en parler. Mais il est certain que si nous voulons nous maintenir en Afrique du Nord, il nous faut créer les conditions d’une nouvelle association. Or, ce n’est pas ce régime qui peut le faire. Moi-même, je ne serai pas sûr de réussir… mais bien sûr je tenterai la chose »[3].
Le Général ne croyait donc plus à la possibilité de garder une Algérie française, mais il ne pouvait pas se permettre de le dire publiquement. Quand il fut rappelé au pouvoir après le 13 mai 1958 par les militaires et les civils d’Alger, il masqua soigneusement sa pensée en s’écriant « Je vous ai compris ! », puis « Vive l’Algérie… française ! ». C’est seulement à partir de son discours du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination qu’il commença à révéler par étapes le fond de sa pensée, en proposant aux Algériens de choisir entre trois solutions : la « sécession, où certains croient trouver l’indépendance » ; ou bien la « francisation », c’est-à-dire le fait de rendre français ce qui ne l’était ; ou enfin « le gouvernement des Algériens par les Algériens, appuyé sur l’aide de la France et en union étroite avec elle pour l’économie, l’enseignement, la défense, les relations extérieures », soit le statut d’État membre de la Communauté créée par la Constitution de la Ve République. Durant la « semaine des barricades » d’Alger, du 24 janvier au 1er février 1960, il feignit une dernière fois de ne pas exclure la francisation pour apaiser les révoltés d’Alger. C’est seulement à partir de juin 1960 qu’il a fait connaître de plus en plus clairement son option pour une « Algérie algérienne » et son souhait de s’entendre avec le FLN sur cette solution.
Sur la forme, afin de clarifier cela, est-il vrai que le gouvernement français refusait de reconnaître officiellement le GPRA comme interlocuteur en lui préférant le FLN ?
En effet, le FLN, qui avait déclenché sa guerre de libération nationale depuis le 1er novembre 1954, et qui avait semblé plus éloigné que jamais de son but après le retour au pouvoir du général de Gaulle en mai-juin 1958, avait fini par obtenir de celui-ci, le 16 septembre 1959, une renonciation implicite au principe de l’Algérie française, remplacée par le droit à l’autodétermination des Algériens, puis la reconnaissance explicite du droit de l’Algérie à former un État dans le discours présidentiel du 4 novembre 1960, ratifié par le référendum du 8 janvier 1961 en France et en Algérie. Sur le plan des principes, l’essentiel des revendications du GPRA semblait donc satisfait. Mais De Gaulle continuait à s’appuyer formellement sur la participation de la majorité des habitants de l’Algérie aux référendums du 28 septembre 1958 et du 8 janvier 1961 dont le FLN avait ordonné le boycott. Et même quand il accepta de négocier directement avec lui l’avenir de l’Algérie à partir de janvier 1961, il refusa toujours de reconnaître comme tel le « Gouvernement provisoire de la République algérienne » (GPRA), proclamé le 19 septembre 1958, au Caire, même quand il eut signé avec lui les accords d’Évian le 18 mars 1962.
Comment se sont déroulés, concrètement, les pourparlers depuis les premiers contacts en juin 1960 jusqu’à la signature des accords d’Évian en mars 1962 ?
Le général de Gaulle avait auparavant commencé par mener une négociation secrète au printemps de 1960 avec les chefs de la wilaya IV (ou l’Algérois) Si Salah, Si Lakhdar et Si Mohammed (respectivement Mohamed Zamoum, Lakhdar Bouchama et Djilali Bounaama, ndlr), qu’il avait reçu à l’Élysée dans la nuit du 9 juin, avant de lancer le 14 juin un nouvel appel public aux « dirigeants de l’insurrection » sur la base de « l’Algérie algérienne ». Le GPRA répondit favorablement le 19 juin et envoya une délégation à la préfecture de Melun pour préparer une rencontre entre De Gaulle et son président Ferhat Abbas, mais le Général ne voulait obtenir que la capitulation militaire déjà acceptée par les trois chefs de la wilaya IV. Même si l’échec de la conférence de Melun, entre le 25 et 29 juin 1960, avait été suivi par le retournement de Si Mohammed, qui rallia la wilaya IV au GPRA, celui-ci avait été très affecté par le risque d’une défaite auquel il avait échappé de justesse, et Mohammed Harbi a rapporté dans ses mémoires, en citant Mohammed Ben Yahia, « la vague de panique qui régnait à la présidence (du GPRA) » durant tout l’été 1960.
De Gaulle fut également très affecté par son échec durant plusieurs mois. Puis il se résolut à relancer le processus de négociation par son discours du 4 novembre 1960, et il en vint à juger nécessaire de remplacer la capitulation, acceptée un moment par la wilaya IV, par une trêve des opérations militaire. Son dernier voyage officiel en Algérie du 9 au 13 décembre 1960 lui fit constater la force des manifestations nationalistes algériennes et le décida à engager des négociations secrètes en Suisse avec le GPRA aussitôt après le référendum du 8 janvier 1961, qui l’avait autorisé à créer un embryon d’État algérien. Retardée par la tentative de « putsch des généraux » du 22 au 25 avril 1961, la négociation s’ouvrit enfin à Évian le 20 mai 1961, mais la trêve annoncée par le gouvernement français avec de nombreuses libérations d’internés fut dénoncée par le GPRA comme une manœuvre de propagande, et l’ALN en profita pour reprendre l’offensive en multipliant les embuscades et les attentats. Après deux sessions de négociations, à Évian (20 mai-13 juin) puis à Lugrin (20-28 juillet), le GPRA décida la rupture sur la question du Sahara que la France voulait tenir en dehors du champ de la négociation. Le 11 août, le gouvernement français décida de mettre fin à la trêve unilatérale des opérations militaires qui avait profité à l’ALN. En France, la trêve de fait observée par le FLN-ALN à partir du 5 juillet 1961 fut rompue par le déclenchement d’une campagne d’attentats visant les « harkis de Paris » à partir du 15 août et les policiers à partir du 29 août.
C’est pourtant à ce moment que le général de Gaulle fit une nouvelle concession majeure en annonçant, le 5 septembre 1961, qu’il renonçait à tenir le Sahara en dehors de la négociation. Mais cette concession capitale, qui créait les conditions d’une reprise de celle-ci, n’arrêta pas l’escalade de la violence à Paris, qui aboutit à l’imposition d’un couvre-feu par le préfet de police Maurice Papon le 5 octobre, et à l’organisation d’une manifestation non violente de la population civile algérienne encadrée par la Fédération de France du FLN le 17 octobre, dont la répression par la police française fit de nombreuses victimes algériennes.
Les textes publiés par chacune des deux parties n’étaient pas identiques, puisque la version algérienne mentionnait le GPRA alors que la version française était présentée comme des « déclarations gouvernementales relatives à l’Algérie » unilatérales.
Durant tous ces mois, l’ouverture puis la rupture des négociations n’apportèrent aucun apaisement de la situation en Algérie. Tout se passait comme si le GPRA – qui était depuis le 15 juillet menacé par l’indiscipline de l’État-major général (EMG) du colonel Houari Boumédiène, et qui avait remanié sa composition en remplaçant le « réformiste » Ferhat Abbas par le « révolutionnaire » Ben Khedda à l’issue du Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) réuni à Tripoli du 9 au 27 août 1961- voulait non la paix, mais la victoire. Enfin, une semaine après le 17 octobre, le 24 octobre, le nouveau président Ben Khedda offrit clairement la reprise des négociations en proposant une procédure nouvelle : d’abord la reconnaissance du GPRA par la France, puis la poursuite des négociations entre les deux gouvernements. Le général de Gaulle refusa ce changement de procédure, mais il accepta d’envoyer des émissaires pour reprendre contact avec ceux du GPRA.
Les négociations reprirent à la fin octobre, et avancèrent à partir de novembre 1961, après que les négociateurs algériens eurent reconnu le principe de « non-représailles » contre les Algériens qui avaient aidé les Français contre le FLN. Elles aboutirent à une première esquisse d’accord après la conférence secrète des Rousses, dont le résultat positif fut annoncé à Paris le 18 février 1962. Mais il fallut encore, après la ratification du projet par le CNRA, une nouvelle conférence organisée publiquement à Évian pour que celle-ci aboutisse, au terme d’une longue incertitude quant à l’issue finale, à la signature des accords d’Évian le 18 mars 1962 et au cessez-le-feu du 19 mars.
Durant toute cette période de négociations officielles ou secrètes, la violence ne cessa pas en Algérie. Selon les archives du préfet de police d’Alger, Vitalis Cros, la trêve unilatérale ordonnée par la France le 20 mai 1961 ne fut suivie par aucune diminution des nombres des attentats FLN et de leurs victimes, bien au contraire. Dans le secteur Alger-Sahel, le nombre des attentats FLN suivit en 1961 une courbe ascendante rappelant étonnamment celle de l’année 1956, mais l’a très largement dépassée dans les trois premiers mois de 1962. Celui des attentats de l’OAS rattrapa ceux du FLN à partir de janvier 1962 et les dépassa largement à partir de mars. À Oran, c’est à partir de février 1962 que le nombre de victimes des attentats de l’OAS dépassa celui dû à ceux du FLN. Ce fait, cumulé avec l’échec de la trêve unilatérale, permit à l’OAS de devenir le seul « espoir » de la plupart des Français d’Algérie, et rendit très pénible la tâche des négociateurs français suivant le conseiller du général de Gaulle, Bernard Tricot. Celui-ci l’a reconnu dans ses mémoires : « Il ne faut pas parler seulement de l’OAS ! Le FLN a aussi commis et continué à commettre pendant toute la durée des négociations un nombre de crimes effroyable ! Sans cesse pendant que nous discutions de garanties, nous apprenions qu’un colon, qu’une famille venaient d’être massacrés : cela n’était guère encourageant pour l’avenir. Nous avons fait des efforts sincères pour réaliser une trêve : jamais nous n’avons eu la moindre contrepartie. Un jour que Joxe en avait demandé, Krim répondit : ‘‘C’est impossible, mais vous verrez, si la négociation avance, cela se fera tout seul, les crimes s’atténueront’’. Ils ne se sont pas ‘‘atténués’’, et ce fut très mauvais non seulement pour la négociation, mais aussi pour la manière dont les Européens pouvaient se représenter l’avenir »[4].
Pour l’Algérie, l’essentiel a été l’accès à l’indépendance en gardant une unité territoriale entre le Nord et le Sahara, même s’il y avait eu beaucoup de concessions ailleurs. Pour la France, quels étaient justement les points clés des accords d’Évian en termes de dispositions politiques, économiques et sociales ?
Les accords d’Évian étaient un ensemble de textes qui organisaient le cessez-le-feu applicable le 19 mars à midi, la transition de l’« Algérie française » à l’« Algérie indépendante » dans un délai de 3 à 6 mois et les grands principes des futures relations franco-algériennes. Ils avaient toute l’apparence d’un traité international, puisqu’ils étaient signés et paraphés à chaque page par les trois ministres français Louis Joxe, Jean de Broglie et Robert Buron d’un côté et par le vice-président du GPRA Belkacem Krim de l’autre. Mais les textes publiés par chacune des deux parties n’étaient pas identiques, puisque la version algérienne mentionnait le GPRA alors que la version française publiée au Journal officiel était présentée comme des « déclarations gouvernementales relatives à l’Algérie » unilatérales. La version française du préambule de la déclaration générale se référait au référendum du 8 janvier 1961, et parlait d’un accord entre le gouvernement français et le FLN, alors que la version algérienne ignorait ce référendum et mentionnait le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne au lieu du FLN. Ainsi, le GPRA se proclamait reconnu de facto par la France, alors que celle-ci prétendait avoir discuté avec un mouvement politique algérien sur un programme commun proposé à la ratification des deux peuples.
La déclaration générale résumait les grandes lignes des accords. Elle indiquait l’organisation des pouvoirs publics pendant la période transitoire : coexistence d’un haut-commissaire de France responsable en dernier ressort du maintien de l’ordre, et d’un exécutif provisoire algérien à majorité musulmane ; et les garanties du référendum d’autodétermination qui devait ratifier les accords et créer l’État algérien dans un délai de trois à six mois. Elle proclamait la pleine souveraineté du futur État, garantissait la liberté et la sécurité de ses habitants, particulièrement celles des Français d’Algérie, et fixait les principes de la coopération entre les deux États, du règlement des questions militaires, et de celui des litiges.
L’avenir des Français d’Algérie avait été l’un des principaux points de divergence. Pour le FLN, ils devaient choisir individuellement entre la nationalité algérienne et le statut de résidant étranger. Pour la France, il s’agissait de leur accorder des garanties d’être des Algériens à part entière.
La déclaration des garanties promettait une entière impunité à tous les habitants pour les actes compris avant le cessez-le-feu et les opinions émises avant le scrutin d’autodétermination, ainsi que la pleine liberté de circuler entre les deux pays. Elle accordait aux Français d’Algérie le droit d’exercer pendant trois ans les droits civiques algériens, avec une représentation proportionnelle à leur nombre, avant de choisir leur nationalité définitive, leur garantissait le respect de leur droit civil, de leur religion, de leur langue, de leurs biens, ainsi qu’aux ressortissants français de statut étranger. Une déclaration de principe relative à la coopération économique et financière fondait celle-ci sur une base contractuelle de réciprocité : « L’Algérie garantit les intérêts de la France et les droits acquis des personnes physiques et morales. La France s’engage en contrepartie à accorder à l’Algérie son assistance technique et culturelle et à apporter au financement de son développement économique et social une contribution que justifie l’importance des intérêts français existant en Algérie. Dans ce cadre, les deux pays entretiendraient des relations privilégiées, notamment sur le plan des échanges et de la monnaie ».
D’autres déclarations fixaient les principes de la coopération pour la mise en valeur des richesses du sous-sol saharien dans le respect des droits acquis et au moyen d’un organisme technique franco-algérien ; de la coopération culturelle visant à développer l’enseignement, la formation professionnelle et la recherche scientifique et les échanges culturels ; de la coopération technique par l’envoi d’agents français en Algérie et de stagiaires algériens en France. Une déclaration relative aux questions militaires stipulait la réduction des forces françaises à 80 000 hommes un an après l’autodétermination et leur évacuation totale deux ans plus tard, à l’exception des bases navale et aérienne de Mers-el-Kébir et Bousfer concédées pour quinze ans, des sites sahariens d’essais de fusées et de bombes atomiques pour cinq ans et de droits d’escale sur certains aérodromes pour cinq ans. Une dernière déclaration prévoyait le règlement des différends par voie de conciliation, d’arbitrage, ou d’appel à la Cour internationale de justice de La Haye. Tel était l’ensemble de textes que Robert Buron qualifia de « bien étrange document ».
Qu’en est-il spécifiquement pour la communauté européenne d’Algérie ?
L’avenir des Français d’Algérie avait été, avec le sort du Sahara, l’un des principaux points de divergence entre la délégation française et celle du FLN. Pour le FLN, les Français d’Algérie devaient avoir le droit de choisir individuellement entre la nationalité algérienne et le statut de résidant étranger, comme l’avait prévu la proclamation du 1er novembre 1954. Pour la France, il s’agissait de leur accorder des garanties qui leur permettraient de continuer à vivre en Algérie comme des Algériens à part entière sans leur faire perdre pour autant leur nationalité française. La « déclaration des garanties » visait à les rassurer.
Les « dispositions générales » proclamaient des principes généraux sur la « sécurité des personnes » (« Nul ne pourra faire l’objet : de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d’une discrimination quelconque en raison d’opinions émises à l’occasion d’événements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d’autodétermination ; d’actes commis à l’occasion des mêmes événements avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu ») ; et la liberté pour tous les Algériens de circuler entre l’Algérie et la France en emportant leurs biens mobiliers et la valeur de leurs biens immobiliers. Pour une durée de trois ans à dater de l’autodétermination, les « citoyens français de statut civil de droit commun » bénéficient de plein droit des droits civiques algériens, sans pouvoir exercer en même temps les droits civiques français. Au terme de ce délai, ils acquièrent la nationalité algérienne par une demande d’inscription ou de confirmation d’inscription sur les listes électorales ; à défaut ils sont admis au bénéfice de la convention d’établissement protégeant les ressortissants français. Les droits des citoyens algériens de statut civil de droit commun sont minutieusement détaillés, protégés par une association de sauvegarde et garantis par une Cour des garanties. De même les droits des ressortissants français résidant en Algérie[5]. Tout était prévu sur le papier.
Comment les accords d’Évian ont-ils été mis en œuvre après leur signature ?
Formellement, les accords ont été strictement respectés en tout cas du côté français, puisque le maintien de l’ordre a été assumé par l’armée française sous l’autorité du Haut-commissaire Christian Fouchet, et l’administration confiée à un exécutif provisoire franco-algérien désigné par les deux parties et confié à la présidence d’un ancien élu musulman rallié au FLN, Abderrahmane Farès (Gouvernement de Rocher Noir, ndlr). Les accords d’Évian furent ratifiés massivement en France métropolitaine par le référendum du 8 avril 1962, et en Algérie par celui du 1er juillet 1962, dont la date avait été fixée le 15 mai par le président Charles de Gaulle sur la suggestion d’Abderrahmane Farès. Les résultats furent officiellement proclamés le 3 juillet 1962, et c’est à cette date que la France transféra sa souveraineté à un État algérien. Mais l’apaisement nécessaire à une transition pacifique ne fut pas réalisé. D’abord parce que l’Organisation armée secrète (OAS) qui tenait les quartiers européens des grandes villes, principalement Alger et Oran, ne reconnut pas plus le cessez-le-feu que le reste des accords, et intensifia son action terroriste pour provoquer la reprise de la guerre. Son action fut brisée par l’armée française à Alger dès la première semaine (ratissage de Bab-el-Oued et fusillade de la rue d’Isly le 26 mars), mais elle continua son escalade presque jusqu’à la veille du référendum du 1er juillet.
Cependant, l’application du cessez-le-feu par l’ALN fut très imparfaite, puisque ses troupes reconstituées avec l’enrôlement de nombreux volontaires de la dernière heure, dits les « marsiens », sortirent de leurs djebels pour occuper les villages et les quartiers musulmans des villes, commençant à exercer ou à tolérer des vengeances contre des « harkis » et autres « traîtres ». À partir du 17 avril commença une vague d’enlèvement de civils français qui toucha plus de 3 000 civils dans les quartiers européens des villes et les villages de colonisation, et même plus d’une centaine de militaires. À Alger le chef de la Zone Autonome d’Alger rompit ouvertement le cessez-le-feu en s’attaquant à l’OAS dans les quartiers européens le 14 mai, et l’Exécutif provisoire ne réussit pas à le faire désavouer par le GPRA. La violence culmina après la proclamation de l’indépendance, le 5 juillet 1962 à Oran, où plusieurs centaines d’Européens furent enlevés et massacrés à la suite d’une mystérieuse provocation, et dans l’intérieur du pays où des milliers d’anciens « harkis » furent enlevés et souvent torturés ou suppliciés jusqu’en novembre.
Le CNRA, réuni en Libye, le 20 mai 1962, au lieu de ratifier les accords d’Évian, les avait désavoués en adoptant à leur place le « programme de Tripoli » qui les condamnait comme étant une « plateforme néocolonialiste », à démanteler par étapes.
L’Exécutif provisoire auquel la France avait transmis sa souveraineté sur le pays était totalement désarmé par la désertion de la Force locale au profit des wilayas intérieures de l’ALN. Quant au GPRA, il était divisé depuis le mois de juin 1962, d’abord par la contestation de son autorité par Ahmed Ben Bella, qui avait tenté de le faire remplacer par un Bureau politique du FLN lors de la réunion du CNRA à Tripoli, puis par la révolte du colonel Boumédiène, chef de l’EMG de l’ALN, contre le GPRA qui l’avait destitué. Il n’y avait donc pas d’autorité politique incontestée jusqu’à ce que Ben Bella, appuyé par les troupes ralliées au colonel Boumédiène, réussisse à prendre Alger au terme d’un début de guerre civile. Enfin, une Assemblée nationale constituante fut élue sur une liste unique le 20 septembre et investit le gouvernement d’Ahmed Ben Bella le 25 septembre. Durant cette longue crise, le gouvernement français voulait éviter le risque de recommencer la guerre en défendant ses ressortissants menacés ou en prenant parti pour l’un des camps algériens contre l’autre. Il était convaincu que la lutte pour le pouvoir ne remettait pas en cause la validité des accords d’Évian et qu’il pouvait rester neutre, comme le ministre Louis Joxe l’affirmait encore, le 8 août 1962, à l’ambassadeur Jeanneney (Jean-Marcel Jeanneney, ambassadeur de de France en Algérie entre 1962 et 1963, ndlr) : « Aucun des dirigeants ou candidats au pouvoir ne s’élève contre les accords d’Évian, approuvés par 99,7 % des électeurs algérien ; ils sont valables quels que soient les vicissitudes de la politique intérieure algérienne et n’ont été reniés par aucun des dirigeants du Front »[6].
Mais en réalité le CNRA, réuni à Tripoli en Libye, le 20 mai 1962, au lieu de ratifier les accords d’Évian, les avait désavoués en adoptant à l’unanimité à leur place le « programme de Tripoli » qui les condamnait comme étant une « plateforme néocolonialiste », à démanteler par étapes le plus rapidement possible. Le GPRA avait demandé que ce vote soit tenu secret, et pour le référendum du 1er juillet il avait fait voter « Oui » par le peuple algérien à la question unique qui l’invitait à ratifier à la fois l’indépendance et les accords d’Évian. C’est seulement le 8 septembre que l’adjoint de l’ambassadeur Jeanneney, Louis de Guiringaud, transmit un exemplaire du programme de Tripoli récupéré à la fin août par les militaires français[7]. Ainsi les accords d’Évian étaient caducs depuis le premier jour de l’indépendance. On peut dénoncer la duplicité des responsables algériens, mais il faut surtout critiquer l’extrême fragilité de l’échafaudage juridique bâti par les négociateurs français. Était-il raisonnable pour le gouvernement français de léguer sa souveraineté sur l’Algérie à un Exécutif provisoire inconsistant, et dépourvu de tout moyen de contrainte ? Et n’aurait-il pas été plus réaliste de la transmettre officiellement au GPRA, comme son président l’avait proposé le 24 octobre 1961 ?
Pensez-vous, comme certains, qu’il y a eu des clauses secrètes ?
Je ne le crois pas, même si la base d’essai d’armes chimiques de B2 Namous près de Beni Ounif au Sahara a fait l’objet d’une annexe secrète, renouvelée en 1967 et 1972, et fut maintenue jusqu’en 1978. Cette base n’est pas mentionnée dans le texte des accords, mais elle l’a peut-être été dans l’une des trois conventions concernant le Sahara qui ont été négociées avec l’Exécutif provisoire algérien durant l’été 1962[8].
Quels ont été les impacts directs des accords d’Évian sur la France tant du point de vue politique que sociétal ?
Les accords d’Évian ont permis le retrait des forces armées françaises vers la France, achevé dès juin 1964 mis à part les bases de Mers-el-Kébir et Bousfer, près d’Oran, évacuées en 1968 et 1970, et les centres d’essais atomiques au Sahara transférées en Polynésie en 1966-1967 ; la reconversion des dépenses militaires vers la création de la force de frappe nucléaire ; la diminution plus lente des contributions de la France au budget de l’Algérie entre 1962 et 1971 ; l’accélération de la modernisation de l’économie française, avec l’ouverture au marché commun européen, l’achèvement de la reconstruction, la création du réseau autoroutier, etc. Mais aussi une conséquence imprévue à terme : la forte élévation des prix du pétrole à partir de 1974, qui a obligé la France à développer l’énergie atomique pour la production d’électricité.
De quelle manière les accords ont-ils influencé la construction de l’État algérien postindépendance ?
Pour l’État algérien, les accords d’Évian étaient une tentative néo-colonialiste de maintenir l’essentiel des intérêts de la France et de ses ressortissants en Algérie, mais aussi un expédient provisoire rendu indispensable par les énormes besoins du pays auxquels le FLN était incapable de faire face en 1962, besoins considérablement aggravés par le départ massif des Français d’Algérie qui rendait nécessaire l’appel à des coopérants français. N’oublions pas que l’État algérien était né de la fusion entre l’appareil politique du GPRA et de l’ALN extérieure, et d’autre part l’appareil administratif de l’Exécutif provisoire qui transmettait à l’Algérie l’héritage de l’administration française considérablement développée de 1955 à 1962. Il fallut neuf ans à l’Algérie pour nationaliser par étapes les biens et les entreprises françaises, le plus souvent sans indemnisation, et en 1971 l’ensemble des ressources pétrolières et gazières du Sahara, ce qui lui donna enfin les moyens de son indépendance.
Peut-on dire que les accords d’Évian régissent, légalement, toujours les relations entre la France et l’Algérie ?
Certainement pas, puisque les accords d’Évian n’ont pas été ratifiés par le CNRA, mais ont été au contraire secrètement désavoués par le programme de Tripoli, comme je l’ai dit tout à l’heure. De toute façon, la nature de ces accords n’a jamais été claire. Le GPRA avait voulu en faire un traité international, mais le gouvernement français ne l’avait jamais accepté puisque selon lui l’État algérien n’existait pas avant le 3 juillet 1962 ; ce qui mettait la France dans une mauvaise posture pour protester contre la duplicité des responsables algériens. Quand ils ont découvert le programme de Tripoli, les dirigeants français ont compris qu’ils devaient renoncer à sauvegarder les intérêts des Français d’Algérie et se rabattre sur un combat d’arrière-garde visant à sauvegarder le plus longtemps possible les intérêts économiques et stratégiques de l’État français, notamment au Sahara. Mais on a oublié qu’en novembre 1962 le gouvernement français avait mis l’Algérie au pied du mur en décidant de séparer le budget algérien du budget français à partir du 31 décembre et de réduire la contribution du second au premier, ce qui avait contraint l’Algérie à reculer momentanément.
* Guy Pervillé est Professeur émérite à l’Université de Toulouse – le Mirail, il s’est consacré à l’histoire de l’Algérie coloniale et de sa décolonisation. Il a publié notamment, La France en Algérie, 1830-1954 (Vendémiaire, 2012), Les accords d’Évian (1962). Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne, 1954-2012 (Armand Colin, 2012), Oran 5 juillet 1962, leçon d’histoire sur un massacre (Vendémiaire, 2014), Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire (Vendémiaire, 2018) et Histoire de la mémoire de la guerre d’Algérie (SOTECA, 2022).
Bibliographie :
- Charles de Gaulle, Discours et messages. Tome II. Dans l’attente, 1946-1958, Paris, Plon, 1971.
- Edmond Michelet, La querelle de la fidélité, Peut-on être gaulliste aujourd’hui ? Paris, Fayard, 1962.
- Louis Terrenoire, De Gaulle et l’Algérie, témoignage pour l’histoire, Paris, Fayard, 1964.
- Bernard Tricot, Mémoires, Paris, Quai Voltaire, 1994.
- Déclaration des garanties, dans Vers la paix en Algérie. Les négociations d’Évian dans les Archives diplomatiques françaises, direction de Maurice Vaïsse, nouvelle édition, Paris, Direction des archives du ministère des Affaires étrangères, École nationale des Chartes et CTHS, 2022.
- Anne Liskenne, L’Algérie indépendante. L’ambassade de Jean-Marcel Jeanneney (juillet 1962-janvier 1963), Paris, Armand Colin, 2015.
- Archives du Service historique de la défense, Vincennes, 1 H 1759-2. Communiqué par Sadek Sellam.
- Hommes et migrations n° 1135 – septembre 1990, et l’interview de Pierre Messmer par Vincent Jauvert dans Le Nouvel Observateur, 23 octobre 1997.
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