« Il y avait beaucoup de désaccords sur l’interprétation des accords d’Évian » (Ahmed Mahiou, expert en droit international)

Ahmed Mahiou présente ses mémoires

Afin de resituer les accords d’Évian dans leur aspect juridique et d’avoir un aperçu sur leur portée légale, engageant les deux parties signataires, nous avons posé quelques questions au professeur Ahmed Mahiou*. Spécialiste de renommée mondiale en droit international, il revient dans cet entretien sur les dispositions clés du cessez-le-feu et des déclarations gouvernementales françaises sur la gestion de la période de transition, de mars à juillet 1962, et de la coopération postindépendance. Il rappelle les difficultés de leur mise en application et leurs conséquences sur les relations franco-algériennes, notamment à moyen terme, à cause d’enjeux juridico-politiques complexes.

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Propos recueillis par Samir Ghezlaoui

Pourriez-vous nous rappeler brièvement les principales dispositions des accords d’Évian mises en application dès le 19 mars 1962 ?

Les accords, signés le 18 mars 1962, consistent en deux documents publiés intégralement dans le Journal officiel de la République française, du 20 mars 1962 (pages 3019-3032), et ensuite dans l’hebdomadaire El Moudjahid, organe du Front de libération nationale (FLN).

Il s’agit, d’une part, d’un bref accord de cessez-le-feu, dont l’application est fixée au lendemain 19 mars 1962, qui indique que les deux forces en présence, l’armée française et l’Armée de libération nationale (ALN), devaient rester sur leurs positions et ne pas se déplacer en armes pour éviter tout incident. Toutefois, dans le contexte de violence créé par l’Organisation de l’armée secrète (OAS), fondée par des partisans de l’Algérie française, Français et Algériens ont dû employer la force pour s’opposer aux exactions de l’OAS.

Il s’agit, d’autre part, des déclarations gouvernementales relatives à l’Algérie, qui portent notamment sur : la période de transition jusqu’au référendum d’autodétermination. Pour cette période étaient mis en place un Exécutif provisoire et un Haut-Commissaire représentant l’État français ; la libération des prisonniers dans un délai de 20 jours et une mesure d’amnistie générale ; l’organisation d’un référendum d’autodétermination dans un délai minimum de trois mois et maximum de six mois. Dans l’hypothèse où, à la suite du référendum, la solution d’indépendance serait retenue : des garanties prévues pour les personnes conservant le statut civil de droit français ; la programmation du retrait des forces militaires françaises.

Ahmed Mahiou est un spécialiste de renommée mondiale en droit international. À ce titre, il a occupé plusieurs postes onusiens. Il a été, entre autres, président de la Commission du droit international de l’ONU et aussi membre de la Commission d’appel de l’UNESCO (©D.R.).
Ahmed Mahiou est un spécialiste de renommée mondiale en droit international. À ce titre, il a occupé plusieurs postes onusiens. Il a été, entre autres, président de la Commission du droit international de l’ONU et aussi membre de la Commission d’appel de l’UNESCO (©D.R.).

 

Est-il vrai que les accords ont disposé de « clauses secrètes » ?

On peut supposer qu’il y a eu plutôt quelques clauses qui n’ont pas été diffusées, concernant des sujets sensibles autour essentiellement du statut des bases militaires françaises en Algérie, notamment l’utilisation des aéroports, de la base navale de Mers-el-Kébir et surtout des bases d’essais nucléaires dans le Sahara. Ce sont des pratiques usuelles dans les relations bilatérales internationales en matière de défense. Maintenant, la plupart de ces clauses sont devenues caduques, quoique certaines conséquences persistent encore et fassent partie du contentieux bilatéral, surtout le problème des dommages résultant des essais nucléaires et de leur indemnisation auxquels s’ajoute le contentieux mémoriel concernant les archives et l’histoire.

L’Etat algérien, notamment sous la présidence de Houari Boumédiène, a annulé unilatéralement plusieurs points figurant dans les accords d’Évian. Qu’est-ce qui a motivé cela ?

Il y avait beaucoup de désaccords sur l’application et l’interprétation des accords d’Évian, mais les plus importants et les plus stratégiques concernaient la révision des dispositions pétrolières. Celles-ci contenaient trop de limitations à la souveraineté de l’Algérie sur ses ressources naturelles et elles sont à l’origine du blocage des négociations concernant le statut des hydrocarbures. Pour débloquer la situation, l’Algérie a décidé de forcer la décision en nationalisant les ressources pétrolières et gazières (nationalisation des hydrocarbures le 24 février 1971, ndlr). La France a répliqué en arrêtant les importations du vin algérien et en engageant des poursuites à l’étranger pour bloquer et saisir les exportations du pétrole qualifié de « rouge » car elle contestait la conformité internationale desdites nationalisations. Il convient de noter l’influence du contexte international sur les relations franco-algériennes au cours de la décennie 1970. Avec la fin de la décolonisation, les revendications du tiers-monde ont été portées sur un nouvel ordre économique international et, surtout, un nouveau principe de droit international : la souveraineté des Etats sur leurs ressources naturelles.

Y a-t-il eu des accords alternatifs à cette « non-application » des accords d’Évian par l’Algérie après l’indépendance pour régir les relations bilatérales franco-algériennes ?

En raison de l’exode massif et inattendu de la population européenne, certaines dispositions, notamment celles concernant la protection de ses biens pouvait difficilement être mise en œuvre. S’agissant des biens publics, le régime international de la succession d’Etat s’est appliqué sans qu’il y ait eu réellement de difficultés. En revanche, s’agissant des biens privés, les nouvelles autorités algériennes ont eu à faire face à une situation inédite, celle du nombre immense de biens abandonnés (maisons, propriétés commerciales, agricoles et industrielles), en majorité par des Européens d’Algérie. Pour prendre en charge un tel défi, les nouvelles autorités algériennes n’ont pu que recourir aux dispositions du code civil français relatives aux biens vacants pour tenter de sauvegarder, tant bien que mal, lesdits biens. Ces biens sont devenus progressivement des biens publics, puis coopératifs et socialistes et enfin partiellement privés algériens.

Pour les accords à proprement alternatifs, les plus importants ont naturellement concerné aussi les hydrocarbures. Les accords d’Évian qui prévoyaient un début de consultation et association algérienne à la gestion des activités pétrolières sont révisés en 1965 pour introduire une participation minoritaire et une augmentation de la fiscalité pétrolière. Entre 1969 et 1971, l’Algérie demande une nouvelle révision de ces accords pour devenir majoritaire dans la gestion de ses ressources naturelles. Comme les négociations sont restées infructueuses pendant près de deux ans, l’Algérie décide de devenir majoritaire dans cette gestion en nationalisant 51% des actifs des sociétés pétrolières françaises. D’où la sérieuse crise qui va affecter les relations entre les deux pays. Il fallait un certain nombre d’années avant qu’elles ne reprennent un cours normal.

Peut-on dire que l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 est une révision des accords d’Évian ?

Il ne me semble pas qu’il s’agisse vraiment d’une révision dans la mesure où les accords d’Évian ne contenaient pas de dispositions concernant le statut de la communauté algérienne en France. Ledit accord franco-algérien a été plutôt un complément des accords d’Évian afin de régir la circulation, l’emploi et le séjour des ressortissants algériens et de leurs familles. Il leur accorde notamment un certain nombre de facilités.

La France peut-elle à son tour dénoncer cet accord d’une manière unilatérale comme le demande une partie de la classe politique française ?

Un Etat peut toujours dénoncer un accord international, sauf à s’exposer à la contestation de l’autre Etat qui peut prendre des mesures de rétorsion ou mettre en cause sa responsabilité pour demander des indemnisations.

Quels sont les autres traités et protocoles additionnels établis entre la France et l’Algérie que vous considérez comme exceptionnels d’un point de vue du droit international ?

Je ne mentionnerai que les dispositions concernant l’arbitrage franco-algérien en matière pétrolière prévues par les accords d’Évian et le traité de 1963. Ces dispositions paralysaient les pouvoirs régaliens des autorités algériennes, notamment dans le domaine des impôts, car toute taxation était susceptible d’être contestée et remise en cause par voie d’arbitrage.

Initié en 2003, « Année de l’Algérie en France », par les présidents Jacques Chirac et Abdelaziz Bouteflika, un traité d’amitié franco-algérien devait être signé en 2005. Mais la fameuse loi du 23, vantant en partie le « rôle positif » de la colonisation, a enterré le projet. Depuis, Alger ne donne aucun crédit à Paris sur ce sujet (visite du président Chirac en Algérie, mars 2003, ©AFP).
Initié en 2003, « Année de l’Algérie en France », par les présidents Jacques Chirac et Abdelaziz Bouteflika, un traité d’amitié franco-algérien devait être signé en 2005. Mais la fameuse loi du 23, vantant en partie le « rôle positif » de la colonisation, a enterré le projet. Depuis, Alger ne donne aucun crédit à Paris sur ce sujet (visite du président Chirac en Algérie, mars 2003, ©AFP).

 

En regardant vers le présent, comment évaluez-vous la situation actuelle des relations franco-algériennes sur le plan juridique en tenant compte des accords en vigueur ? 

Il n’a pas d’évaluation particulière sur le plan juridique car, en droit international, chaque Etat doit appliquer de bonne foi les accords conclus. En cas de désaccords, il y a deux solutions : soit on négocie pour trouver les solutions appropriées ; soit on dénonce l’accord en question avec les conséquences juridiques et politiques qui en découlent.

Même s’il paraît aujourd’hui hors d’atteinte, un « traité d’amitié » entre l’Algérie et la France a été initié en 2003. En cas de sa signature un jour, quelle serait sa portée juridique sur la coopération entre les deux pays ?

Un traité d’amitié reste toujours possible et, s’il intervient, la portée juridique est celle indiquée par le droit international en la matière. Il faut surtout l’appliquer de bonne foi et prévoir des possibilités de réajustement. S’agissant des relations franco-algériennes, un responsable politique, dont je ne me souviens plus s’il est algérien ou français, a déclaré à juste titre qu’elles seront bonnes ou mauvaises, mais jamais banales (la déclaration exacte est : « Les relations entre la France et l’Algérie peuvent être bonnes ou mauvaises, en aucun cas elles ne peuvent être banales ». Elle est attribuée au président Houari Boumédiène, reprise par son ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, qui continuera à l’utiliser souvent quand il devient lui-même président, ndlr).

La raison est simple : il y a eu des rapports trop conflictuels entre les deux pays pendant les 132 années de colonisation avec des périodes de guerre véritable, notamment la résistance de l’émir Abdelkader à l’occupation française de 1830 à 1848 et la guerre d’indépendance de 1954 à 1962. Cela a laissé non seulement des traces profondes dans les deux pays, mais également dans la mémoire de chacune des deux sociétés, ce qui rend très sensible l’évocation de leur histoire commune. Ce qui ne veut pas dire que ces relations resteront éternellement conflictuelles, comme le montre un autre exemple, celui de la France et l’Allemagne : ces deux pays ont eu des relations terribles sur plus d’un siècle, avec d’abord la guerre de 1870 et ensuite deux guerres mondiales (1914-1918 et 1939- 1945) ; et pourtant les relations franco-allemandes sont maintenant devenues un exemple de coopération bilatérale.

Couverture des mémoires de Pr Ahmed Mahiou : Au fil du temps et des événements (Paris, Éditions Bouchène et Alger, Éditions Barzakh 2022).
Couverture des mémoires de Pr Ahmed Mahiou : Au fil du temps et des événements (Paris, Éditions Bouchène et Alger, Éditions Barzakh 2022).

 

* Ahmed Mahiou est professeur de droit. Né en 1936 à Bouira (Algérie), Il a enseigné à Alger, puis à Aix-en-Provence comme directeur de recherche au CNRS. Cet ancien doyen de la faculté de droit et sciences économiques d’Alger, a été aussi directeur de l’IREMAM (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman), basé à Aix-en-Provence. Professeur invité auprès de nombreuses universités dans le monde, il est actuellement membre de plusieurs associations savantes internationales, dont l’Institut de droit international. Il a été par ailleurs président de la Commission du droit international de l’ONU et aussi membre de la Commission d’appel de l’UNESCO. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages et d’une centaine d’articles en droit international, droit administratif et droit constitutionnel. Mais sa dernière publication en date est bien particulière ; il s’agit de ses mémoires : Au fil du temps et des événements (Éditions Bouchène et Éditions Barzakh, 2022).

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