Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique, de l’université Panthéon-Sorbonne, et associé au Centre européen de sociologie et de science politique. L’enseignant d’histoire-géographie franco-algérien est aussi l’auteur de plusieurs articles académiques et de livres sur l’Algérie, dont : Algérie, une autre histoire de l’indépendance (Puf, 2019) et Histoire algérienne de la France (Puf, 2022). Dans ce dernier livre, il aborde un sujet d’analyse vierge, en l’occurrence les relations entre la France et l’Algérie après l’indépendance, notamment par le prisme de l’immigration. Il propose et étaye une intéressante thèse supposant que le paysage politique français est encore largement marqué par ce qu’il continue d’appeler la « question algérienne ». Il défend son point de vue dans cet entretien qu’il accorde à France Algérie Actualité.
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Propos recueillis par Samir Ghezlaoui
Quelle a été la situation socio-économique et politique de la communauté algérienne restée en France au moment de l’indépendance ?
En 1962, on dénombre 350 000 Algériens sur le territoire français. Il s’agit pour l’essentiel d’une immigration laborieuse et masculine, même si son caractère familial tend à s’affirmer depuis quelques années. Les travailleurs algériens, peu qualifiés, sont surtout employés dans les métiers les plus pénibles et les moins bien rémunérés, dans le bâtiment, la métallurgie, l’automobile, les mines, etc. Implantés dans les principales régions industrielles de France (Paris, Nord, Est, Rhône, Loire, Bouches-du-Rhône, Gard, etc.), ils sont d’abord originaires de Kabylie, mais aussi des Aurès, de l’Oranie, de l’Ouarsenis… Au plan politique, les autorités algériennes cherchèrent à encadrer cette population à travers la création de l’Amicale des Algériens en France, produit de la crise de la Fédération de France du FLN. Cet organe ne sera pas vu d’un bon œil de la part des premiers partis d’opposition que sont le Parti du peuple algérien (PPA) de Messali Hadj (à ne pas confondre avec le PPA historique, ndlr) et le Parti de la révolution socialiste (PRS) de Mohamed Boudiaf.
Comment les relations entre la France et l’Algérie ont-elles évolué durant les années soixante ?
Tout dépend du point du vue où on se place. Si l’on cherche à traiter des relations entre l’Etat français et l’Etat algérien, et donc de diplomatie, on parlera nécessairement des Accords d’Évian, signés le 18 mars 1962, qui fixaient les modalités du cessez-le-feu, de l’indépendance et de la coopération. L’historien Charles-Robert Ageron signale l’existence de pas moins de 72 accords ou conventions particulières entre les deux Etats, conclus entre 1962 et 1969, témoignant ainsi de la vitalité de la relation bilatérale. Pourtant, dans le champ politico-médiatique français, en particulier dans ce contexte marqué par les débats sur la « loi immigration », on ne semble retenir que l’accord du 27 décembre 1968 « relatif à la circulation, à l’emploi et au séjour des ressortissants algériens », et dont certaines voix, à droite, exigent la renégociation voire l’abrogation. C’est le reflet d’un climat international malsain à l’égard des migrants et qui se traduit, en France, par une fixation obsessionnelle sur les Algériens.
Pouvez-vous nous citer quelques événements majeurs qui ont ensuite façonné les relations bilatérales au fil des décennies ?
Si l’on reste au niveau politique et symbolique, on peut commencer par évoquer le voyage en Algérie, en avril 1975, de Valéry Giscard d’Estaing, à l’invitation de son homologue Houari Boumediene. À l’occasion de cette première visite d’un président français depuis 1962, le locataire de l’Élysée a déclaré : « La France historique salue l’Algérie indépendante ». Ce à quoi Boumediene répondra : « Une page est irréversiblement tournée ». Le premier déplacement d’un président algérien en France sera celui de Chadli Bendjedid, en décembre 1982, reçu par son homologue François Mitterrand qui, à l’instar de son prédécesseur, avait été ministre pendant la guerre d’Algérie. En sortant de l’Élysée, Bendjedid dira : « Il n’y a pas de nuage, ni même de brouillard léger, dans les relations franco-algériennes. Elles sont aussi bonnes qu’on peut le souhaiter ». Cet optimisme est néanmoins tempéré par Le Monde qui rappelle un aspect délicat des relations bilatérales, à savoir le « refoulement de ressortissants algériens à leur arrivée en France ».
Y a-t-il eu des périodes de coopération renforcée et apaisée au point d’avoir imaginé que le passif mémoriel était définitivement soldé entre les deux pays ?
Tout d’abord, il faut rappeler que l’importance accordée à la question mémorielle dans l’analyse de la relation bilatérale est assez récente et ne permet pas d’en rendre pleinement compte dans la mesure où elle marginalise des dossiers autrement plus sensibles (énergie, sécurité, culture, etc.). Néanmoins, ce qu’on entend par « passif mémoriel » pèse sur les représentations dans la mesure où une multitude d’intervenants, des militants associatifs jusqu’à des personnalités au sommet de l’Etat, participe à la mise à l’agenda et à la politisation de cette question qui sert de support tant aux discours conflictuels qu’aux gestes d’apaisement. Pour terminer sur ce point, et pour les raisons évoquées plus haut, je ne vois pas comment cette question serait définitivement soldée dans la mesure où elle reste façonnée par des lobbys qui cherchent à continuer la guerre d’Algérie par d’autres moyens. La nostalgie impériale en France est liée à la perte de « l’Algérie française », de même que la présence en nombre de ressortissants algériens est jugée inadmissible par ceux qui, dès les années 1960, ont brandi le spectre de la « France algérienne ».
Vous dites dans votre livre que la violence du débat politique en France ne peut être comprise jusqu’à aujourd’hui qu’à l’aune de la « question algérienne ». Que voulez-vous dire exactement ?
C’est effectivement la thèse défendue et illustrée dans mon Histoire algérienne de la France. La question algérienne sert depuis 1962 de toile de fond aux affrontements culturels et politiques en France, à commencer par les courants ou personnalités pour lesquels la séquence 1954-1962 a constitué une épreuve de premier plan : à gauche, les partisans d’une cause juste, celle de « l’Algérie algérienne » et à droite, les défenseurs d’une cause injuste, celle de « l’Algérie française ». Pour ces deux familles, cet engagement dépassait celui de la seule question algérienne puisque pour les premiers, il s’inscrivait dans la perspective de la lutte internationale contre l’impérialisme et le capitalisme alors que pour les seconds, il s’agissait de défendre la suprématie occidentale ou de la « race blanche ». Deux visions de la France et de son rapport au monde se sont donc affrontées au moment de la décolonisation pour ensuite se redéployer au cours de débats et de controverses hexagonales portant sur l’immigration, l’islam, l’identité, la sexualité, etc. Cela s’est aussi opéré par factions algériennes interposées, notamment durant la « guerre civile » des années 1990.
Les Algériens forment la communauté étrangère la plus importante en France. Est-ce que cela signifie pour autant qu’ils ont une réelle influence politique dans le pays ?
Assurément, et même si les chiffres font débat, la diaspora algérienne en France est la plus nombreuse en prenant en compte les immigrés, en situation régulière ou non, ainsi que leurs descendants. Cela a nécessairement une influence sur les deux sociétés, d’une manière ou d’une autre. Cela étant, l’influence dans le champ politique français est plus délicate à analyser. Si les ressortissants algériens jouent, à leurs dépens, le rôle d’épouvantails pour les xénophobes – qui entretiennent la peur infondée d’une « submersion migratoire » –, ils ne peuvent participer à la vie démocratique et sociale de leur pays de résidence, qu’en tant que citoyens français lors des élections ou en tant que travailleurs, et s’engager, selon leurs affinités, intérêts ou valeurs, dans les associations, collectifs, partis et syndicats qui correspondent à leurs vues. On retrouve de nombreux binationaux à travers le spectre politique français et les plus visibles, au bénéfice de la parité et de la diversité, sont souvent conduits à tenir des positions caricaturales et des propos outranciers pour exister dans un espace politico-médiatique concurrentiel. Ils ne sont pas les plus représentatifs de la pluralité au sein de la communauté algérienne.
En quoi l’héritage de la période coloniale continue-t-il de façonner les perceptions et les relations actuelles ?
En raison de sa durée, de son intensité et de sa violence, le moment colonial n’est certes qu’un épisode de la relation franco-algérienne mais il n’est pas le moins significatif pour comprendre les enjeux actuels, à condition toutefois de ne pas effacer l’histoire précoloniale et postcoloniale comme on le fait trop souvent dans les débats. La colonisation française de l’Algérie a constitué un laboratoire d’expérimentations en tout genre. Il reposait avant tout sur l’assujettissement des populations expropriées et infériorisées par la mise en place d’une législation ségrégationniste, appuyée par des discours racistes et racialistes. Ils jouaient, par exemple, sur l’opposition factice entre les « mauvais » Arabes et les « bons » Berbères, sans parler de la projection de fantasmes orientalistes sur les corps des hommes et des femmes, à commencer par celles réduites à la prostitution. Dans la France d’aujourd’hui, il est difficile pour les ressortissants algériens, ou leurs descendants, d’échapper à cet héritage pesant.
Ayant fait longuement des recherches sur ce sujet, avez-vous décelé une constante permettant de donner des perspectives d’avenir, à moyen et à long termes, pour les relations franco-algériennes ?
Après avoir mené des recherches sur l’Algérie coloniale et la France postcoloniale – dans des conditions pas toujours évidentes, il faut le dire, car les soutiens institutionnels sont aussi rares que les débouchés professionnels –, j’en suis arrivé à la conclusion que la question algérienne était une des problématiques les plus importantes et les plus sensibles pour comprendre les passions françaises. S’il y a une constante, c’est bien la participation des Algériens – de façon active ou passive – dans les luttes (politiques, sociales et culturelles) françaises, faisant d’eux les plus français des « refoulés » mais aussi les plus « indésirables » des Français. Pour essayer de faire preuve d’optimisme malgré l’actualité dramatique, je dirais que ce « trouble » dans l’ordre étatique et national peut constituer une opportunité pour ceux qui, comme moi, espèrent tracer une perspective d’avenir qui ne soit pas soumise aux diktats des souverainistes et des xénophobes des deux rives. Au lieu de considérer les binationaux comme un problème, il faudrait comprendre qu’ils font partie de la solution.
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