Le Concours Aïssat-Rabah du village le plus propre de la wilaya de Tizi Ouzou (100 km à l’est d’Alger) a créé une dynamique citoyenne, solidaire et environnementale inédite en Algérie, s’appuyant sur les fondements et les valeurs de l’organisation sociale traditionnelle kabyle. En plus de l’ancestrale structure de Tajmaât, réincarnée sous forme de comités de villages, de nombreuses associations s’impliquent ensemble, depuis 17 ans, dans la quête collective d’un cadre de vie plus commode, utile et, surtout, respectueux de la nature, de la culture et de l’histoire de la région. Cerise sur le gâteau, chaque lauréat bénéficie d’un coup de projecteur formidable qui profite au développement local, notamment par le biais du tourisme durable national et international. Reportage.
Par Hafid Azzouzi (Correspondance spéciale de Tizi Ouzou)
L’existence en soi du Prix Aïssat-Rabah offre aux citoyens un bon « prétexte » pour s’auto-organiser autour d’objectifs pragmatiques et concrets, basés sur trois axes : propreté, écologie et identité berbère. Cela a eu comme première conséquence la réactivation de vieilles pratiques d’entraide, qui étaient en voie de disparition : Tiwizi (aide sur la base du volontariat) et Tachemlit (corvée collective souvent obligatoire). Cette bonne idée est l’œuvre de l’APW (Assemblée populaire de wilaya), une assemblée locale élue et contrôlée depuis plusieurs années par le Front des forces socialistes (FFS), le plus vieux parti algérien d’opposition démocratique.
Afin de s’assurer de la participation du maximum de localités, l’institution a mis en place un système ambitieux d’incitation financière. Chaque année plusieurs villages en compétition reçoivent des récompenses allant de 1 à 10 millions de dinars algériens par lauréat, sous forme de subventions pour la réalisation de projets d’intérêt général. Le président du Comité d’évaluation du concours, Hachemi Radjef, qui est également responsable de la commission Hygiène et Santé de l’APW, assure que c’est peu cher payé pour « garder la pérennité de cette compétition », qui elle-même « veille sur la protection de l’environnement et le maintien des traditions d’antan, sans cela vouées à la disparition ». Dans ce sens, l’APW exige des villages lauréats de consacrer au moins 40 % du montant de leurs subventions à des projets ayant une relation directe avec la protection de l’environnement.
Naissance d’une « économie verte » en ruralité
C’est une saine compétition qui a vu s’affronter des centaines de villages, depuis 2013. Les 67 communes de la wilaya de Tizi Ouzou y ont été représentées ne serait-ce qu’une fois, au moins par un village. Progressivement, les organisateurs du Concours Aïssat-Rabah ont introduit dans le règlement intérieur des dispositions qui encouragent les citoyens à : préserver les biens communs, moraux et matériels ; valoriser la démocratie participative via l’implication de la population dans la planification et la gestion des affaires du village ; généraliser les actions et les règles environnementales (interdiction des décharges sauvages, tri sélectif des déchets, nettoyage des espaces publics, plantation d’arbres, etc.).
« Par ailleurs, cette dynamique a incité les villageois à mobiliser des financements alternatifs, en dehors des aides étatiques. Ainsi, des cotisations de chaque famille et des cagnottes initiées par la communauté immigrée du village sont utilisées pour réaliser des infrastructures et d’autres projets considérés d’utilité publique », explique Radjef. Ce dernier cite en exemple « différents aménagements » (fontaines d’eau, routes, stades, aires de jeux, stèles d’hommage aux martyrs de la guerre d’Algérie, etc.) et, parfois, la « création d’activités commerciales » fondées sur le collectivisme » (épiceries avec des produits de terroir, salles des fêtes, cybercafés, etc.). « Le concours a beaucoup évolué par rapport à sa première édition, donnant une orientation claire en faveur d’un réel développement territorial des villages. Cette approche a été longuement réfléchie au niveau de l’APW, grâce surtout à la contribution de l’ex-vice-président Mohamed Achir, docteur en économie, spécialiste de l’économie sociale et solidaire », a-t-il précisé.
Les bilans des éditions successives nous apprennent, entre autres, la réalisation d’une quarantaine de centres de tri, la création d’une cinquantaine de micro-entreprises dans le recyclage, l’éradication des décharges sauvages à l’intérieur des villages, etc. Autant dire qu’il a permis localement, dans une région largement rurale, la naissance d’une « économie verte ». Celle-ci connaît désormais une croissance constante en mettant à profit l’énorme popularité dont bénéficie le concours.
Grande attraction touristique des villages lauréats
Sur un autre plan, les porteurs du Concours Aïssat-Rabah mettent l’accent auprès des assemblées communales et des comités de villages sur la nécessité de créer des circuits touristiques officiels dans les villages vainqueurs, en profitant de la bonne réputation médiatique qu’ils se sont forgés. Dans ce sillage, le village Azra, dans la commune balnéaire de Tigzirt, est devenu, du jour au lendemain, l’une des destinations touristiques les plus attractives pour les touristes nationaux et les immigrés après avoir remporté la première place en 2021 (8ème édition). La petite et magnifique bourgade reçoit même régulièrement les visites de stars et de personnalités publiques, algériennes et étrangères, y compris des ambassadeurs et autres diplomates.
C’est bien parti pour que cela soit également le cas pour le village Tizouine, sacré vainqueur du concours en octobre 2023 (10ème édition). En entamant la marche à pied sur la route qui mène vers le cœur de la bourgade, située dans la commune de Bouzeguène, on se rend compte aussi vite qu’elle se démarque par un cachet particulier. En plus de la beauté naturelle époustouflante du coin, il est évident qu’un énorme travail d’aménagement a été réalisé, mêlant utilité, beauté, culture et histoire. Les visiteurs, qui affluent sans discontinuité depuis l’annonce de son sacre, ne peuvent en être que satisfaits. Avec un grand sentiment de fierté, les habitants sont ravis d’accueillir du monde chez eux. Ils s’organisent de sorte à assurer une visite guidée pour chaque touriste à l’intérieur des quartiers et à travers les différentes ruelles où une bonne partie de l’architecture ancestrale kabyle est encore préservée. Ce qui nous permet non seulement de voyager dans l’espace, mais aussi dans le temps. Le tout est valorisé par la création d’espaces verts et d’aires de jeux pour les enfants. Les rues sont enjolivées, fleuries et lavées. Aucun détritus, ni le moindre papier, ne traîne par terre. Et pour cause, une autogestion stricte des voiries et des lieux publics a vu le jour. On trouve des poubelles partout et des grands bacs à ordures pour le tri des déchets. Des instructions sont affichées pour la sensibilisation, voire parfois avec un ton contraignant.
En outre, le village partage avec les lauréats précédents l’objectif de promouvoir le tourisme culturel local. Ainsi, au même titre de ce qu’on trouve dans les autres localités qui participent au concours, des portraits de personnalités berbères ont été réalisés par des artistes locaux sur la façade de Tajmaât : le chanteur Lounès Matoub, l’écrivain Mouloud Mammeri, le poète Cheikh Mohand Oulhocine, le roi Massinissa, etc. Les femmes qui ont marqué le village de leurs empreintes ont eu aussi droit à des fresques à leur effigies : les deux sages femmes traditionnelles du village Ferroudja Sadi et Taoues Adli, ainsi que les moudjahidettes Tassadit Sadji et Yamina Moussaoui, blessées lors d’une attaque de l’armée française durant la guerre de libération nationale.
Intérêt socio-culturel et scientifique autour du concours
Le président de l’Assemblée populaire de la wilaya de Tizi Ouzou, Mohamed Klalèche, ne cache pas sa joie par rapport au « grand succès du concours et la dimension que cet événement a atteint sur les plans social, économique, culturel et même scientifique ». Tout en saluant le travail de la commission d’évaluation qui « a visité plus de 70 villages cette année », il a rappelé qu’« une dynamique citoyenne globale et durable entoure le concours, impliquant toutes les franges de la société qui s’intéressent et qui se mobilisent de plus en plus à la protection de l’environnement et au développement local ».
En effet, cette compétition populaire éco-culturelle a largement dépassé le cadre de la pure concurrence entre les villages participants pour intéresser d’autres acteurs de la société. Pour ne citer que cet exemple, les initiateurs du célèbre festival itinérant international Raconte-Arts, créé en 2004, ont voulu contribuer au rayonnement des villages lauréats en décidant d’organiser leurs festivités chaque année dans le village vainqueur du Concours Aïssat-Rabah. C’est ainsi que la 15e édition du festival, en juillet 2018, a eu lieu à Tiferdoud, élu village le plus propre en 2017.
Par ailleurs, environ 30 mémoires de licence et de master ainsi que 4 thèses de doctorat ont été réalisés autour de l’événement depuis son existence. Parmi ces travaux de recherche, une vingtaine a été menée par des étudiants du département d’architecture de l’Université Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou. Le reste a été réalisé à l’institut d’économie de Tizi Ouzou, à l’Université Alger 3 et à l’Université de Constantine. Architecture et urbanisme durables, construction écologique, économie sociale et solidaire, enjeux sociopolitiques, carte touristique des villages lauréats, etc., sont autant de thématiques étudiées par le prisme du Concours Aïssat-Rabah.
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Rabah Aïssat, l’initiateur avisé du « village le plus propre »
L’homme qui a initié le concours du « village le plus propre », et qui lui prête son nom depuis 2013, n’est autre que Rabah Aïssat, ex-président de l’APW (Assemblée populaire de wilaya) de Tizi Ouzou. « C’était un propagateur de la citoyenneté », assure l’actuel P/APW, Mohamed Klalèche, qui ajoute : « Ce grand homme ne doit jamais être oublié. Il a notre reconnaissance éternelle pour son grand apport à l’intérêt commun. Il était un modèle d’engagement et de probité. Il faut que les jeunes d’aujourd’hui s’imprègnent de ses valeurs ». Ancien professeur d’enseignement secondaire et proviseur de lycée, qualifié par ses proches de « pédagogue accompli, homme droit, généreux et très humble », Rabah Aïssat est élu président de l’APC (Assemblée populaire communale) d’Aïn Zaouia, en 1997. Très populaire, le maire FFS (Front de forces socialistes) a été désigné par son parti pour conduire la liste APW lors des élections locales de 2002. À l’issue de celles-ci, il a été élu P/APW, et il sera réélu au même poste après les élections partielles de 2005. C’est durant cette mandature qu’il initia le projet d’un concours inter-villages pour encourager la propreté et la protection de l’environnement. Malheureusement, son projet ne sera pas concrétisé de son vivant. Le 12 octobre 2006, âgé de 58 ans, il est assassiné par des individus armés dans un café à Aïn Zaouia où il passait modestement une soirée ramadanesque avec ses amis. Avec la mort du président Aïssat et l’arrivée à la tête de l’APW du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), entre 2007, l’idée du « village le plus propre » a été abandonnée. Elle ne sera relancée qu’avec le retour du FFS à la présidence de l’APW en 2012. Par ailleurs, l’APW a créé une compétition parallèle, appelée « super concours », destinée exclusivement aux anciens lauréats du concours principal dans le but de les encourager à poursuivre leurs efforts en permanence. H.A.
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Lauréats du Concours Aïssat-Rabah pour le village le plus propre
La première édition de la compétition du « village le plus propre », a eu lieu en 2013. Depuis, dix villages au total ont été sacrés vainqueurs (premier prix). À noter que le concours n’a pas été organisé en 2020 à cause de la pandémie de la Covid-19.